Avec le brûlant « Soumission », il imagine un régime islamique à la tête de la France en 2022. Pour mieux régler ses comptes, encore et toujours, avec la société occidentale libérale. Qui rend fatalement l’individu malheureux…
Les Inrockuptibles lancent une nouvelle série consacrée aux figures emblématiques suivies par le magazine. Premier artiste mis à l’honneur : Michel Houellebecq. Un choix qui paraissait évident, l’auteur et les Inrocks partagent une histoire commune : depuis la critique de son premier roman jusqu’à son entretien avec Emmanuel Macron, en passant par sa playlist labellisée ou la critique de son dernier ouvrage.
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Pour le sixième épisode de la série « Houellebecq et Les Inrockuptibles« , nous republions les chroniques de ses trois romans précédant « Sérotonine », présentés par Nelly Kaprièlian, cheffe du service Livres :
« La religion la plus con, c’est quand même l’islam”, avait déclaré Michel Houellebecq au magazine Lire en 2001, ce qui lui avait valu d’être attaqué en justice par des associations musulmanes. L’islam, la mère de l’auteur s’y était convertie, apprenait-on au même moment. D’emblée, on craint le pire en recevant son nouveau roman : Soumission – ce mot étant la traduction du mot arabe “islam”, soit la soumission à Allah, mais aussi la soumission des “mécréants” par la conversion. Ici, Houellebecq renoue avec le “roman à idées”, type Les Particules élémentaires ou Plateforme, au risque de perdre la grâce des plus métaphysiques La Possibilité d’une île et La Carte et le Territoire. Avec une nouveauté : s’attaquer à toute la classe politique avec son humour à froid. Soumission est un roman d’anticipation sociale, aussi paranoïaque que le veut le genre, qui nous plonge dans la France de 2022, durant les élections présidentielles, alors que François Hollande achève péniblement son second mandat. A l’issue du premier tour, les deux partis en lice ne seront plus les traditionnels centre droit (l’UMP) et centre gauche (le PS), mais le Front national (FN), et, pure invention de Houellebecq, la Fraternité musulmane (FM), le parti des musulmans de France (postulat invraisemblable), mené par le modéré Mohammed Ben Abbès.
La France en proie aux émeutes
Alors que la France est au bord d’une guerre civile opposant les franges extrémistes de ces partis (le Bloc identitaire pour le FN, le jihad côté FM), Abbès propose aux deux partis républicains des postes dans son futur gouvernement, de quoi les rallier à sa cause, lui permettant ainsi de gagner les élections. Les émeutes se calment, la délinquance chute, ainsi que le taux de chômage, puisque le nouveau régime interdit aux femmes de travailler, leur enjoint de s’habiller différemment, permet aux hommes la polygamie, redore le blason de la famille, et éradique la crise grâce aux pétrodollars du Qatar et de l’Arabie saoudite. Le projet secret de Ben Abbès : rallier la Turquie, l’Algérie, le Maroc, la Tunisie et l’Egypte à l’Europe pour en faire un nouvel Empire romain ; et convertir un maximum de chrétiens ou d’athées à l’islam.
Le tout est restitué via un narrateur, François, et ses conversations avec ses collègues, un jeune universitaire du Bloc identitaire, un vieil agent des renseignements, sa maîtresse, Myriam, une jeune fille juive dont la famille décidera de s’exiler en Israël. Universitaire (à Paris-III), spécialiste de Huysmans (dont il n’a jamais compris la conversion au catholicisme), François sera viré par le nouveau directeur, musulman, puisqu’il ne l’est pas lui-même. François est une caricature de personnage houellebecquien : un célibataire de 44 ans qui vit dans le quartier chinois du XIIIe, n’a pas d’amis, ne verse pas une larme quand ses parents meurent, couche avec ses étudiantes qui finissent toutes par le larguer, ne peut pas bander pour une femme de son âge (dont les chairs s’affaissent – ça tourne décidément à l’obsession chez Houellebecq !), se tape quelques prostituées sans plaisir, bref, se sent mourir lentement, seul et malheureux. A la fin, il acceptera de se convertir, non seulement pour retrouver son poste (payé 10 000 euros par mois grâce aux fonds qataris), mais davantage encore, parce que l’islam l’autorise à avoir une épouse de 15 ans dans son lit, et une autre de 40 dans sa cuisine.
Le risque d’alimenter la xénophobie
Le risque d’un tel livre, c’est d’alimenter la xénophobie ambiante, les thèses de la droite et de l’extrême droite pour stigmatiser encore plus la communauté musulmane de France, alors que la seule vraie menace qui plane aujourd’hui sur la République, c’est le FN. Mais Michel Houellebecq n’est ni Renaud Camus, ni Richard Millet, encore moins Eric Zemmour. Pas de “racialisation” du propos chez lui, plutôt une sexualisation à outrance. L’amour, la société et le monde ne sont envisagés que dans une perspective masculine – les femmes n’étant utiles que pour baiser (si elles sont jeunes) ou faire la cuisine (la “femme pot-au-feu”).
Le mâle occidental contemporain, forcément frustré (nous répète l’auteur à longueur de livres), finirait fatalement par faire le choix de tout système lui permettant de combler ses manques – le tourisme sexuel favorisé par l’axe Nord-Sud dans Plateforme, le clonage dans La Possibilité d’une île, et l’islam dans Soumission, qui remet la cellule familiale, et le mariage arrangé (la femme, grand problème de Houellebecq) au centre de la société.
La vie n’a aucune prise sur Houellebecq
Ce qui fascine, c’est que la vision houellebecquienne n’ait à ce point pas changé depuis Extension du domaine de la lutte (1994), comme si la vie n’avait eu aucune prise sur l’auteur, comme s’il avait congelé ses théories pour nous les resservir, le temps d’un nouveau livre, tout en les agrémentant (avec opportunisme ?) à la sauce du jour, bref, à l’actualité la plus provocatrice. Au fond, Soumission est une fable qui permet à Houellebecq de dénoncer, encore et toujours, son seul véritable ennemi : la société libérale occidentale post-Mai 68, où l’homme, libéré de tout carcan (famille, religion), se retrouve libre, c’est-à-dire libre d’être seul et malheureux. Une impasse qui conduirait les êtres, selon l’auteur, à la vacuité d’une existence seulement rythmée, comme celle de François, par les changements météo, la cuisine, quelques bonnes bouteilles et la télévision. Houellebecq incarne en François l’archétype de l’Occidental moyen : il se désintéresse de la politique et de la religion et sera prêt à rejoindre n’importe quel système, même oppressif, lui permettant d’assurer, à travers son bien-être égoïste, sa propre survie. La satire lui permet ici de démonter tous les mécanismes qui amènent un être humain à accepter l’inacceptable (un écho à l’Occupation et à la collaboration ?). On s’étonnera tout au long du texte de l’absence de toute forme d’opposition, individuelle, collective ou politique. Avec Soumission, Houellebecq semble dénoncer non seulement une époque – apathique, indifférente, opportuniste –, mais aussi la fatuité de toute forme d’idéalisme. Qu’ils soient séculiers ou religieux, ces idéaux finiraient toujours par être instrumentalisés par les hommes pour combler leurs besoins les plus basiques. Quitte à soumettre et se soumettre. Le seul salut pour l’espèce humaine selon Houellebecq ? La soumission. En cela, Soumission est peut-être le plus dérangeant de tous ses livres, le plus nihiliste.
Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015, 300 pages
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