A 86 ans, cette activiste et journaliste est l’une des plus grandes voix féministes au monde. Son combat, Gloria Steinem le retrace dans un livre de citations qui vient d’être traduit en France. Entretien avec une femme engagée contre le racisme et le sexisme, farouche opposante à Donald Trump.
Une combattante itinérante. C’est comme ça que se définit Gloria Steinem, icône, rock-star – n’ayons pas peur des mots – et féministe américaine. Journaliste, militante, conférencière, autrice, elle a cofondé le magazine Ms. et plusieurs organisations américaines promouvant l’égalité femmes-hommes. A 86 ans, celle qui a toujours vu dans le voyage une nécessité absolue pour le combat des droits des femmes continue de sillonner l’Amérique. De sa lutte pour l’avortement à son combat pour l’égalité, en passant par son enquête undercover auprès des Bunny du Playboy Club de New York, un biopic, The Glorias (de Julie Taymor, avec Alicia Vikander, Julianne Moore et Janelle Monáe), vient même de lui être consacré.
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Gloria Steinem a aussi le goût des mots et des slogans. Ceux qui rassurent, amusent, inspirent, et qu’elle surnomme la “poésie du quotidien”. Farouche opposante à Donald Trump et militante chevronnée, nul doute que le titre de son nouveau livre a quelque chose de provocateur : La vérité vous libérera mais d’abord elle vous mettra en rage – Réflexions sur l’amour, la vie, la révolte. Elle y chronique sa vie et sa carrière à travers toute une collection de citations récoltées lors de ses voyages ou auprès de ses amies (Audre Lorde, Maya Angelou, Alice Walker, Flo Kennedy, bell hooks…). Une compilation aux airs de mantras qui ne donnent qu’une seule envie : faire la révolution.
Crise sanitaire oblige, elle n’a pas pu se déplacer en France, mais nous a accordé un long entretien sur Zoom depuis la Californie, chez une amie. Elle y est entourée d’un petit bureau en bois, d’un tableau avec vue sur mer et de lampes chandeliers. Nous, d’un frigo, d’un livre de cuisine et d’une pile de factures.
Vous incarnez un féminisme de terrain, combatif et déterminé. Comment apprend-on ces leçons, qu’est-ce qui vous a donné autant de force toutes ces années ?
Gloria Steinem — Je pense que ma force vient vraiment de mes voyages et de ma capacité d’écoute. Parce que je passe le plus clair de mon temps sur la route pour aller à la rencontre de femmes incroyables, j’ai réalisé combien le féminisme est une lutte universelle, sensible et drôle. La plupart des formules et citations que j’utilise comme des mantras viennent en réalité de ces voyages.
“En 2016, Donald Trump a perdu l’élection présidentielle par près de deux millions de voix”
Le titre de votre nouveau livre est La vérité vous libérera mais d’abord elle vous mettra en rage : en quoi cela résonne-t-il avec le présent ?
Je ne sais pas comment cela est traduit en français, mais en anglais la phrase est “will piss you off”. Ce que l’on peut traduire par “mettre en colère”, mais avec une connotation beaucoup plus drôle et familière peut-être… Cette phrase me semble très éloquente au regard de ce qui se passe aux Etats-Unis en ce moment même. Nous avons un leader qui n’a pas été élu par le peuple et qui ne bénéficie en réalité d’aucun soutien populaire. Prendre conscience de cette vérité libère en un sens de la pression ou de l’injonction à respecter et à honorer cet homme. Mais, bien sûr, cela nous met en rage également car cela prouve combien le système en place doit être changé !
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Un autre mode de scrutin serait-il possible d’après vous ?
Oui, car le collège électoral qui attribue un certain nombre de votes à chaque Etat et outrepasse en quelque sorte le vote populaire pourrait être éliminé. En 2016, Donald Trump a perdu l’élection présidentielle par près de deux millions de voix contre Hillary Clinton. Il a gagné uniquement grâce au collège électoral, un mode de scrutin inscrit dans la Constitution par les Etats esclavagistes à la fondation de ce pays. Le verdict final n’a pas représenté les voix des citoyen·nes. Depuis les années 1940, des sondages d’opinion révèlent que les Américain·es sont en réalité favorables à la suppression de ce collège électoral.
Quel événement vous a donné envie de militer activement ?
Ce qui m’a profondément donné envie de devenir une activiste, c’est avant tout ma rencontre avec d’autres militant·es. En grandissant, j’ai été frappée par les profondes injustices raciales qui gangrènent mon pays. Puis il y a eu mon entrée dans le monde du travail, où j’ai d’autant plus pris conscience des injustices liées à mon genre. Quand j’ai démarré, il était impensable qu’une femme journaliste puisse couvrir la politique. Je ne pouvais qu’être révoltée face à ces inégalités, et la seule solution était d’agir collectivement contre.
La grande avocate Gloria Allred, qui défend de nombreuses victimes de violences sexuelles (contre Harvey Weinstein, Donald Trump, R. Kelly ou encore Bill Cosby), vous surnomme la « philosophe du mouvement », qu’entend-elle par là exactement ?
C’est intéressant parce qu’elle est la “guerrière justicière” (rires) ! Je suis tellement reconnaissante de son existence sur Terre. Je ne suis pas sûre de bien comprendre ce qu’elle veut dire exactement car, pour moi, un·e philosophe est avant tout une personne très élégante, érudite, mais aussi un peu distante… Mon souci ici, c’est qu’il n’a pas vraiment de lien direct avec l’action militante ; un philosophe va davantage rester assis à penser et à lire. Néanmoins, tout ce que dit Gloria Allred a forcément une part de vérité, donc je vais y réfléchir (rires).
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A propos de Donald Trump, vous dites : “Il nous a rendu·es woke.” Dans quelle mesure son élection a-t-elle réveillé une forme de militantisme de gauche ?
Il a le mérite, si l’on peut dire, de nous avoir montré tout ce qui ne va pas dans ce pays, à une très grande échelle, et nous a forcé·es à nous y intéresser de plus près. Le racisme, l’idée selon laquelle si vous êtes riche vous pouvez faire tout ce que vous voulez, le népotisme, l’ignorance : Donald Trump nous a vraiment révélé les pires excès qui existent dans ce pays – là-dessus, son élection nous a en quelque sorte éduqué·es. Son entrée à la Maison Blanche rappelle également que, pour au moins un tiers des Américain·es, le racisme prévaut face à la démocratie.
Les élues démocrates Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), Ayanna Pressley, Rashida Tlaib et Ilhan Omar, surnommées “The Squad”, sont très offensives sur le sujet du racisme aux Etats-Unis. Est-ce que cela change la donne ?
Oui, je le crois sincèrement. Je suis très reconnaissante envers le “Squad”. C’est grâce à leur courage et à leur détermination que, désormais, des gens de moins de 50 ans peuvent aussi envisager devenir membres du Congrès (rires) ! Et se dire qu’ils et elles sont aussi de vrai·es citoyen·nes actif·ves. Surtout, elles ont prouvé que des personnes racisées ont leur place en politique au même titre que les autres. Elles s’attaquent au climatoscepticisme, au racisme, au sexisme et à l’ultra-capitalisme avec l’envie viscérale de faire naître une nouvelle société davantage inclusive, radicale et inventive. Elles me donnent de l’espoir, je les soutiens à 100 %.
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Vous écrivez aussi « Si nous n’avions pas d’utérus, nous irions bien ». Depuis l’élection de Donald Trump, le droit à l’avortement ne cesse de reculer aux Etats-Unis (en 2019, quatorze Etats ont signé des lois pour limiter l’accès à l’IVG et les subventions fédérales pour les centres les pratiquant ont été supprimées). Craignez-vous qu’il puisse être un jour interdit ?
Par définition, l’essence du patriarcat réside dans le contrôle de la reproduction via le contrôle du corps des femmes. Peu importe que ce soit pour déterminer le nombre d’ouvriers ou de soldats dans le pays ou qu’il s’aggise d’une volonté de maintenir une forme de racisme en interdisant les relations mixtes. Or, le droit des femmes à disposer d’elles-mêmes est l’un des principes fondateurs de toutes les démocraties. Aujourd’hui, l’alt-right (pour alternative right, mouvance d’extrême droite née à la fin des années 2000 – ndlr) dénie la démocratie et veut restreindre l’accès à l’avortement.
Dans ce pays, une femme sur trois a déjà eu recours à une interruption volontaire de grossesse au cours de sa vie. Mais la question qui reste en suspens est : l’accès à l’avortement restera-t-il sans danger pour la vie des femmes et légal ? Il l’a été si longtemps qu’il paraît inimaginable de revenir en arrière, mais ces restrictions engendrent de grandes souffrances pour les femmes qui n’ont pas les moyens de voyager d’un Etat où l’avortement est illégal à un Etat voisin où il est autorisé. Nous devons nous battre constamment et ardemment pour que l’accès à l’avortement soit possible pour toutes.
Quel est votre sentiment vis-à-vis de l’état de la presse américaine ? A ce propos, vous utilisez souvent la formule suivante : “Les médias ne sont pas la réalité, la réalité, c’est la réalité.”
Tout dépend de quel média on parle. S’il s’agit de Fox News, c’est en réalité davantage un outil de propagande que d’information. D’autres chaînes d’information en continu, comme NSBC, font du mieux qu’elles peuvent. Mais il faut toujours garder à l’esprit qu’il est de notre devoir en tant que consommateur·trice, lecteur·trice, télespectateur·trice de garder un esprit critique, d’avoir conscience de la pertinence ou non d’une information. Et de publier en ligne notre propre vécu au sein des différentes communautés.
En France, parler des frontières entre journalisme et militantisme est encore très délicat. Vous avez porté ces deux casquettes, qu’est-ce qui a été le plus difficile ?
C’est un débat très intéressant en effet. Je ne suis pas complètement sûre, mais je dirais tout de même que c’est le métier de journaliste qui a été le plus délicat. Car tous·tes les journalistes ont conscience des contraintes et difficultés du travail d’écriture. Personnellement, je repousse sans cesse cette étape, je me mens parfois à moi-même et je suis extrêmement exigeante…
“C’est merveilleux de soutenir nos autres sœurs vivant dans d’autres pays et de manifester contre ce qui nous arrive à nous toutes”
Quelle était votre ambition avec la création en 1971 de Ms. Magazine ?
A cette époque – mais c’est le cas encore aujourd’hui –, aucune publication n’était contrôlée par une femme. Je voulais créer un magazine dans lequel les questions féminines seraient toutes abordées d’un point de vue féministe, et je souhaitais aussi publier toutes sortes de créations artistiques (poésie, littérature, humour…). D’autres journaux similaires se sont parallèlement créés en France et en Australie pour les mêmes raisons, et ces voix ont réellement marqué leur époque et ont porté leurs fruits au sein de la presse mainstream. Mais je pense qu’il reste encore beaucoup à faire, et que ces voix doivent être préservées.
Avez-vous déjà été censurée ?
Bien sûr, que ce soit lorsque je travaillais pour le New York Magazine ou le New York Times, on me répondait souvent : “Ces sujets n’intéressent personne, vous ne pouvez pas écrire là-dessus.” Alors qu’aujourd’hui la société a davantage conscience de l’importance des articles qui portent ces questions-là.
“MeToo a permis la prise de conscience d’un dysfonctionnement global et systémique”
Le 7 juillet dernier, le Harper’s Magazine a publié une tribune sur la cancel culture signée par 150 personnalités – dont Salman Rushdie, Wynton Marsalis et vous-même – dans laquelle vous expliquez redouter que la censure ne se répande dans les milieux progressistes. Que reprochez-vous à cette forme de militantisme ?
Je crois sincèrement qu’il y a une différence entre le fait d’être en désaccord avec quelqu’un sur un sujet de fond et tenter de faire disparaître cette personne car elle ne partage pas les mêmes opinions que vous. La cancel culture, via le poids des réseaux sociaux, fait, il me semble, fausse route en séparant totalement la justice et la liberté.
Trois ans après l’affaire Weinstein et le mouvement MeToo, quel bilan tirez-vous ?
Le mouvement MeToo est devenu planétaire, a touché le monter entier, car l’expérience des femmes au sein des cultures patriarcales est universelle. C’est merveilleux de voir cette unité, ce soutien mutuel et cet enthousiasme traverser les frontières, de soutenir nos autres sœurs vivant dans d’autres pays et de manifester contre ce qui nous arrive à nous toutes. Les violences sexistes et sexuelles ne datent malheureusement pas d’hier, et cela fait longtemps que des femmes se battent contre ça, mais ces questions s’immiscent désormais dans toutes les strates de la société. MeToo a permis la prise de conscience d’un dysfonctionnement global et systémique.
En ce moment, nous parlons plus que jamais du genre et avons des mouvements davantage inclusifs, pensez-vous que l’on puisse dépasser un jour les questions de genre et de race ?
Oui, je le crois profondément. Nous les nommons pour les rendre visibles, car trop de restrictions les entourent encore, mais, en réalité, ce sont des constructions. D’une certaine façon, je dirais que la crise du Covid-19 a peut-être pu nous permettre d’entrevoir cela. Bien sûr, ce virus engendre des souffrances terribles à tous les niveaux, mais je ne peux m’empêcher de penser que cela montre aussi qu’il ne reconnaît pas le genre, la race ou les frontières. Il frappe tout le monde.
Vous écrivez : “Les révolutions, de même que l’art, naissent de la combinaison de ce qui existe déjà et de ce qui n’a encore jamais existé.” La réélection de Donald Trump peut-elle engendrer une forme de révolution aux Etats-Unis ?
Rien que de vous entendre prononcer ce mot “réélection” me fait frémir (rires) ! Je ne peux pas encore me résoudre à l’imaginer… Je le répète, il n’a pas été élu par le vote populaire au départ, les gens n’ont pas majoritairement voté pour lui, donc, bien sûr, je ne sais pas ce qu’il va se passer, mais je ne peux pas croire qu’il sera réélu !
“Il est essentiel de maintenir un état d’optimisme et de continuer d’essayer”
Quand vous regardez tous les changements dont nous avons parlé, sur la condition des femmes, la presse, les droits sociaux, le racisme… Etes-vous encore optimiste ?
Je suis optimiste car l’optimisme est une forme d’organisation ! Etre pessimiste revient à avoir échoué avant même d’avoir essayé. Il est essentiel de maintenir un état d’optimisme et de continuer d’essayer, peu importe ce qui arrive, autrement, nous ne progresserons jamais. Donc, si l’on érige l’optimisme au rang d’agenda militant, il faut le maintenir coûte que coûte.
La vérité vous libérera mais d’abord elle vous mettra en rage – Réflexions sur l’amour, la vie, la révolte de Gloria Steinem (Harper Collins), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Karine Lalechère, 192 p.,13,50 €, en librairie le 4 novembre
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