Dans son premier roman, l’écrivaine imagine le dilemme moral d’une jeune photographe dans le New York arty des années 1990.
Il y a une époque où, pour 250 dollars par mois, on pouvait louer des lofts à Brooklyn. Avec baie vitrée et cinq mètres de hauteur sous plafond. Le quartier de Dumbo était désaffecté, ça grouillait de rats, et l’hiver, le vent poussé par l’East River obligeait à dormir avec moufles et manteaux. C’était le début des années 1990. Les artistes pouvaient encore se loger à l’ombre de Manhattan, les promoteurs immobiliers commençaient seulement à zieuter au-delà du Brooklyn Bridge.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Rachel Lyon est une enfant du quartier. Born and raised. Elle a grandi dans l’immeuble qu’elle met en scène : un entrepôt abandonné investi par des artistes désargentés. Dans le bâtiment, le chauffage est poussif mais la lumière incroyable et le toit-terrasse accessible. C’est de ce dernier qu’un enfant tombe et se tue dès les premières pages du texte.
L’opportunisme implacable de l’héroïne
La narratrice, Lu Rile, photographe, fauchée, solitaire et ambitieuse capture par hasard la chute mortelle du garçon. Le cliché, forcément, est saisissant. Il pourrait permettre à la jeune femme de percer et de lâcher ses trois jobs alimentaires. Mais le dilemme est déchirant : la mère endeuillée est sa voisine, son amie, et peut-être même plus que ça. Montrer la photo serait une trahison.
Déroulé comme un thriller – avec suspense, cliffhangers et même fantôme à la clé –, Autoportrait avec garçon est d’abord un récit d’initiation arty adroit. Il explore judicieusement les liens entre la morale et l’art, met au jour les chemins inavouables de la création et revient sans cesse à cette question tellement contemporaine qui ne cesse d’occuper l’actualité : est-il possible de séparer l’œuvre de son auteur ?
Mais plus original encore, il propose une fascinante mise en miroir de la trajectoire de l’artiste avec celle politico-économique de l’époque dans laquelle il s’inscrit. Le début de la décennie 1990 est celle de l’avènement du néolibéralisme, de l’ambition et de l’individualisme. Et l’autrice crée un parallèle entre l’avidité féroce des promoteurs prêts à tout pour racheter les lofts d’artistes et l’opportunisme implacable de son héroïne déterminée. A la gentrification dévorante de la ville, elle oppose un mercantilisme faustien du marché de l’art. A quel prix vend-on son toit au diable, interroge-t-elle. Et son art ? Et son âme ?
Autoportrait avec garçon de Rachel Lyon (éd. Plon), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jérôme Schmidt, 448 p., 23 €
{"type":"Banniere-Basse"}