Du paléolithique à l’art contemporain, Michel Pastoureau retrace l’histoire culturelle du taureau dans un livre richement illustré. Entretien avec un grand historien, et un formidable conteur.
Historien des couleurs, Michel Pastoureau l’est aussi des animaux. Auteur d’une thèse sur Le Bestiaire héraldique médiéval soutenue en 1972, il a consacré de nombreux ouvrages à la symbolique animale, comme L’Ours. Histoire d’un roi déchu (2007), et Le roi tué par un cochon (2015), aux éditions du Seuil. Il publie ces jours-ci un livre richement illustré, Le taureau. Une histoire culturelle, toujours au Seuil. Un animal avec lequel l’humanité partage une très longue histoire, des grottes préhistoriques à la corrida, en passant par des mythes célèbres comme celui du minotaure. Avant de retourner travailler sur son prochain livre de la même collection consacré à l’histoire culturelle du corbeau – un animal qui le passionne depuis cinquante ans –, Michel Pastoureau s’est entretenu avec nous du taureau, de ses cultes et de ses légendes.
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Vous vous êtes intéressé à plusieurs animaux : le loup, le cochon, l’ours. Pourquoi le taureau désormais ?
Michel Pastoureau – D’abord parce que c’est un animal que l’historien rencontre souvent. Les documents le concernant sont abondants, du moins pour l’Europe Occidentale et le Proche Orient. De plus, c’est un animal extrêmement présent dans l’art, depuis le paléolithique jusqu’à l’art contemporain. C’était un animal vedette en quelque sorte. Le livre prend place dans une collection accompagnée d’une iconographie abondante, c’était donc bienvenu.
Le taureau est-il un des premiers animaux que l’homme a dessinés ?
Oui, même si ce n’est pas la star du bestiaire peint et gravé du paléolithique : le bison, le cheval, le mammouth, le renne et les cervidés sont plus fréquents que lui sur les murs des grottes. Mais il est présent non seulement à Lascaux – avec les fameux grands taureaux, vers 17 000 ans avant le temps présent – mais aussi dans la grotte Chauvet, 33 000 ans avant le temps présent. Il fait donc partie de ce premier bestiaire animalier.
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On le représente souvent de manière massive, et même démesurée, sur plusieurs mètres. Pourquoi ? Est-ce symptomatique de son importance dans l’univers mental de l’homme préhistorique ?
Oui, d’autant plus que l’aurochs est déjà un très gros animal, qui dépasse la tonne, et qui a une hauteur beaucoup plus grande que nos taureaux actuels au garrot. Il y a l’idée d’un animal massif. D’ailleurs, il est souvent plus grand que d’autres animaux qui, dans la nature, sont plus grands que lui – les proportions ne sont pas réalistes. Visiblement, pour les produits que l’on en tire après l’avoir chassé et abattu, il est important pour les hommes et les femmes du paléolithique.
Les opinions des spécialistes divergent sur les raisons pour lesquelles on a représenté l’aurochs sur les parois des grottes. Avez-vous une théorie personnelle ?
C’est tout le problème de l’art préhistorique, qui est très débattu depuis presque un siècle et demi. Il y a différentes hypothèses. On a écarté l’idée de l’art pour l’art et de la représentation esthétique. Pour le reste, il y a des hypothèses, et des hypothèses d’hypothèses. Peut-être que méthodologiquement il ne faut pas isoler un animal mais considérer les animaux qui forment dans leur ensemble un bestiaire, et les associer ou les opposer, comme le suggérait Leroi-Gourhan. Par exemple, aurochs et chevaux sauvages forment souvent un couple d’opposition. On a peut-être écarté un peu hâtivement les hypothèses de l’abbé Breuil, à savoir que ces figurations avaient un rapport avec la chasse : il est frappant de voir que les animaux représentés sont presque tous de grands herbivores, des animaux chassés dont on consomme la viande. Peut-être qu’il y a une sorte de rituel magique lié à la chasse à venir : pour demander à l’animal la permission d’être chassé, ou favoriser la chasse, on le dessine. On a l’impression, comme souvent en création artistique, que l’acte de dessin compte plus que le résultat. Des figures se superposent d’ailleurs les unes aux autres dans les grottes.
On a l’impression que le taureau a une dimension symbolique très forte dans notre imaginaire. Comment l’expliquer ?
Là encore il ne faut pas l’envisager tout seul. Au fil de mes recherches depuis maintenant un demi-siècle, j’en suis arrivé à l’idée que, dans beaucoup de sociétés, il y a un bestiaire central : un petit groupe d’animaux qui, sur le plan symbolique, comptent plus que les autres, et nouent entre eux des relations particulières. Le taureau fait partie en Europe de ce bestiaire central depuis des dates très anciennes, sous la forme de l’aurochs. Il est donc normal qu’il soit une vedette dans les textes et dans les images. Et la symbolique constante qui se dégage du taureau dans la très longue durée, c’est l’énergie vitale, la force, la puissance, la fécondité, la sexualité. Tout cela est lié à la vitalité. Le taureau, c’est l’animal rempli de fougue et d’énergie vitale.
Quelles histoires de l’homme racontent ses représentations ?
On voit bien que le taureau fait partie de l’histoire humaine à partir du moment où l’homme s’est sédentarisé et où il a domestiqué l’aurochs. Alors qu’auparavant il était un animal chassé, dont on avait besoin pour sa viande, sa peau, ses cornes, ses boyaux, il est devenu un des premiers animaux domestiqués, quand l’homme est devenu sédentaire. Avant, seuls sont domestiqués les animaux qui peuvent suivre les peuples nomades : les chèvres, les moutons, les chameaux. Quand l’homme devient fixe, au néolithique, il domestique d’autres espèces, et d’abord l’aurochs, qui devient le taureau, puis les porcins et plus tard les chevaux. C’est un témoignage très important sur ce qui est un événement crucial dans l’histoire de l’humanité : le passage de la vie nomade à la vie sédentaire – avec la création de la céramique, des textiles, de l’habitat en dur, de l’agriculture, de l’écriture, etc. C’est le tournant de notre histoire, et le taureau y est associé.
Par la suite, c’est un peu l’emblème de la vie à la campagne. Le taureau est d’abord un animal qui travaille, qui tire la charrue pour favoriser les récoltes. On a l’idée que des cornes du taureau, une énergie se transmet par la charrue dans le sol, et favorise la poussée des céréales. A des époques plus récentes, du XVIIIe au XXe siècle, en Europe occidentale, dans les zones tempérées, c’est le logo de la campagne. Malheureusement maintenant, on insémine les vaches artificiellement : c’est le vétérinaire qui s’en charge, et on n’élève plus les vaches dans les prés, mais dans des fermes avec des centaines et des centaines d’animaux, ce qui est effroyable.
Edward Burne-Jones, Thésée et le Minotaure, 1861. Birmingham, Museums and Art Gallery. Bridgeman.
Vous estimez qu’il a aussi été la première figure animale divine ?
Oui, mais tout dépend du dossier ours ! (rires) Les préhistoriens débattent depuis très longtemps pour savoir si l’homme du paléolithique a eu ou non le culte de l’ours. Les positions sont assez tranchées et violentes. Moi qui suis historien, je suis toujours étonné de la violence des préhistoriens entre eux quand ils ne sont pas d’accord. Pas mal de témoignages laissent entendre qu’à l’époque des cavernes, il y avait une sorte de culte de l’ours. Moi qui suis spécialiste de l’époque un peu plus récente, je vois ces cultes de l’ours partout dans l’Antiquité et les mythologies anciennes. Il est donc probable que cela vienne de plus haut. Mais si on est contre cette hypothèse, alors la première figure animale à laquelle on a rendu un culte est le taureau. Ces cultes sont eux aussi très solidement attestés tout autour du bassin méditerranéen, au Proche-Orient, au Moyen-Orient, même plus à l’Est, très tôt, dès le néolithique. Si ce n’est pas l’ours, c’est le taureau, à tous les coups.
On apprend dans votre livre que le christianisme s’est en effet construit en opposition à une religion qui sacrifiait le taureau, la religion de Mithra. D’ailleurs, si le diable a des cornes, ce n’est pas un hasard…
Le christianisme avait en effet pour religion rivale dans l’empire romain le mithracisme, qui n’est pas un culte du taureau, mais un culte du Soleil, auquel on sacrifiait des taureaux. Le christianisme, qui lui a le sacrifice du Christ sur la croix, n’a pas besoin de sacrifices d’animaux. Il y a donc une rivalité entre les deux religions. Le christianisme l’emporte et rejette le taureau, lui préférant le bœuf. Le bœuf est patient, docile, travailleur, pacifique. Il y a une valorisation du bœuf dans le christianisme au Moyen Age. Et pendant presque mille ans, les documents, qui sont souvent produits par les clercs, passent le taureau sous silence. J’ai eu du mal à saisir le taureau médiéval, on n’en parle pas beaucoup, au bénéfice du bœuf, qui prend place dans la crèche. Le taureau revient sur le devant de la scène avec la Renaissance, quand on redécouvre l’Antiquité.
Le mythe du minotaure est l’un des récits les plus populaires concernant le taureau encore aujourd’hui. Il a marqué nos imaginaires d’enfants et d’adultes…
Oui, à la fois parce que les artistes – comme Picasso – s’en sont emparés, et parce que c’est une histoire d’accouplement contre-nature entre une femme et un taureau, ce qui fascine. Et puis, ça fait partie d’un ensemble plus large, il n’y a pas que le minotaure. Il y a plus en amont l’histoire de l’enlèvement d’Europe sur un taureau par Zeus ; elle enfante Minos, roi de la Crête, qui a une femme que le dieu Poséidon rend amoureuse d’un magnifique taureau. Elle s’accouple avec lui, et cela donne ce monstre mi-humain mi-taureau. Ensuite, le taureau est enfermé dans le labyrinthe créé par un architecte célèbre, Dédale. Et une autre personne mythologique, le fils du roi d’Athènes, Thésée, va tuer le minotaure, et ressort du labyrinthe grâce à une ruse que lui a enseigné la fille du roi Minos, Ariane.
C’est un ensemble d’histoires, au cœur desquelles on trouve le minotaure. Il n’est pas tout seul, mais il a tellement souvent été représenté que dans le corpus de la mythologie gréco-romaine que c’est un des personnages les plus célèbres. Peut-être plus, d’ailleurs, à l’époque moderne et contemporaine que dans l’Antiquité, où les travaux d’Hercule occupent plus de place. Probablement parce qu’il s’agissait d’un être mi-homme mi-animal, ce qui est assez banal pour les Anciens, beaucoup moins pour les Modernes.
Miniature d’un manuscrit d’Ermengaud de Béziers, début du XIVe siècle. Escorial, Real Biblioteca del monasterio de San Lorenzo.
Aujourd’hui, le bœuf est un animal qu’on valorise encore, comme en témoignent les concours au salon de l’agriculture par exemple. D’où vient cette tradition ?
Cela commence dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle quand, dans l’Europe des Lumières, on cherche à améliorer les races domestiques par des croisements, des recherches. On montre sous forme de comices agricoles le résultat de ces améliorations. Cela met en scène des animaux de plus en plus gros, qui sont présentés à partir de 1760 dans des concours. Cela dure tout au long du XIXe siècle. On en a beaucoup d’images, parfois des récits, comme dans Madame Bovary. Flaubert s’attarde très longuement sur un comice agricole en Normandie. Notre salon de l’agriculture est l’héritier bâtard de ces manifestations. Il y a l’idée que plus il est grand, gros, gras, plus il remplit la mission qu’on attend de lui. On a des taureaux de concours qui dépassent une tonne.
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Au Moyen Age, le taureau est-il beaucoup représenté sur les blasons ?
Ce n’est pas l’animal vedette du bestiaire héraldique. Et quand il est là, c’est parfois difficile de savoir pourquoi, sauf quand il y a un jeu de mots entre le nom de la famille ou le nom du possesseur de l’armoirie et le taureau. Par exemple, la ville de Turin a un taureau pour emblème. On comprend. De même, la famille Borgia, qui vient d’Aragon (Espagne), a le taureau pour emblème, car dans un dialecte aragonais, le mot qui désigne le taureau ressemble à “borgia”.
Votre livre se clôt sur un chapitre consacré au sujet sensible de la corrida. D’où vient cette tradition ?
Tous les historiens sont à peu près d’accord : il n’y a pas de corrida au sens moderne du mot avant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, en Espagne. La corrida fait fusionner, sous forme d’un spectacle ritualisé, deux traditions : l’une noble qui consiste à s’entraîner à courir derrière ou au-devant des taureaux ; et l’autre, plus populaire, qui consiste à jouer avec des taureaux lors de fêtes ou de foires foraines. Vers 1790, cette fusion donne naissance à la corrida. Les règles se précisent au XIXe siècle, et vers 1830, elles sont fixes, et la corrida moderne se diffuse dans la péninsule ibérique, et même au-delà, en Amérique du Sud.
Henri de Toulouse-Lautrec, La Tauromachie, huile sur carton, 1894. Collection particulière. Bridgeman/ Christie’s Images.
Vous soulignez que l’idée selon laquelle l’étoffe rouge énerve le taureau est fausse.
C’est évidemment une fable. Elle est attestée assez tôt, bien avant la corrida. On en trouve trace au XVIIe siècle : il ne faut pas s’habiller de vêtements rouges devant le taurin. C’est une fable culturelle purement européenne. En réalité, l’étoffe qu’on agite, la muleta, est de couleur rouge pour être bien vue par les spectateurs.
Au cours de vos recherches iconographiques pour ce livre, quelle œuvre vous a semblé la plus insolite, fascinante ?
Ce n’est pas celle que je préfère visuellement, mais je ne la connaissais pas. C’est la dernière image du livre, une création de Picasso intitulée Tête de taureau, qui date de 1942. On ne peut même pas dire que c’est une œuvre d’art, mais c’est tellement ingénieux : une selle de vélo, associée à un guidon de vélo de course, retournée, ça fait une tête de taureau. Ça m’a fasciné, alors que je ne suis pas un admirateur particulier de Picasso – je préfère le graveur au peintre. C’est étonnant. Cela ressemble au grand taureau noir de Lascaux, qui est devenu le logo de la préhistoire, ou des études préhistoriques.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Le Taureau. Une histoire culturelle, de Michel Pastoureau, éd. Seuil, 160p., 19,90€
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