Dans une Europe frappée par le terrorisme islamiste, la guerre de la représentation fait rage. Après Redacted en 2007, le cinéaste poursuit son travail au cœur des images et ausculte leur pouvoir de dislocation du réel. Un film radical.
En juin 2018, à l’occasion de la promotion de son premier roman (Les serpents sont-ils nécessaires ?), Brian De Palma déclarait que le tournage de Domino, alors en postproduction, avait été l’expérience la plus difficile de sa carrière. Et pour cause : la gestation du film aurait été proprement chaotique, paralysée par les mauvais choix successifs d’une production multinationale, et viciée par d’insolubles problèmes de financement, rendant sa sortie – aussi mutilée soit-elle –, sinon miraculeuse, du moins inespérée.
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Torpillé par la critique américaine, qui l’a déclaré pire film de De Palma, et condamné à une exploitation en direct to video, Domino est pourtant un formidable objet théorique, une proposition de cinéma radicale et la revisite de ses obsessions par un cinéaste tombé en disgrâce en ses terres. De quoi lui accoler le label ronflant de grand film malade ? Sûrement, mais quel film de De Palma ne l’est pas ?
Le contrôle des images comme enjeu terminal
Thriller d’espionnage en entonnoir, Domino livre précautionneusement l’intention qui l’anime, chaque nouvelle brique narrative s’additionnant aux autres, à la manière d’un jeu de dominos grandeur nature, jusqu’à en révéler la mosaïque complexe.
C’est d’abord l’histoire de Christian, un flic de Copenhague qui assiste impuissant à l’agression de son coéquipier par un terroriste affilié à Daesh, et s’engage dans une traque à travers l’Europe pour le débusquer, et ainsi s’affranchir d’une culpabilité pesante. On découvre rapidement que ledit terroriste, Ezra Tarzi, est secrètement capturé par la CIA, qui lui intime de coopérer afin de localiser un gros bonnet de l’Etat islamique, par ailleurs responsable de l’exécution de son père.
Un homme traque un autre homme, qui en traque un troisième. Dans une Europe en proie au terrorisme islamiste, de Copenhague au sud de l’Espagne, s’organise un vaste jeu de piste et de faux-semblants, que De Palma transmute en une réflexion radicale sur la direction du regard et le contrôle des images comme enjeu terminal de la guerre sourde au cœur du récit.
Ainsi, dans une scène centrale, on assiste à l’attaque terroriste perpétrée par une djihadiste sur le tapis rouge d’un festival de cinéma, une cible tout sauf anodine. Deux caméras sont fixées sur son fusil d’assaut, l’une filmant son visage crispé par la panique, l’autre, le canon de son arme et les victimes dans sa mire, comme dans un jeu vidéo de tir à la première personne. Dans son oreillette, le commanditaire de l’attaque lui distille ses indications, à la manière d’un cinéaste qui dirigerait son actrice.
Une vaste stratégie de la terreur
C’est moins l’attentat qui intéresse De Palma que la fabrication glaçante de sa dramaturgie, de son « tournage » morbide. Car les images captées par les caméras portatives de la djihadiste seront, plus que sa mitraillette, l’arme véritable de son passage à l’acte, et leur diffusion virale sur la toile, l’enjeu final d’une vaste stratégie de la terreur.
De Palma filme la scène de manière presque guignolesque, à la façon d’une série Z et avec la distance qu’induisent les deux écrans par lesquels on suit sommairement le carnage, qu’on voit sans vraiment voir. Dans une autre scène, alors qu’il enquête sur Ezra Tarzi, Christian s’étonne de la qualité cinématographique des vidéos d’exécution diffusées par Daesh, avec leurs ralentis stylisés et leurs plans aériens filmés par des drones. C’est que, dans un monde régi par les images, où le réel s’étiole devant sa représentation, rien ne semble aussi vrai que ce qui ne l’est pas vraiment.
Pas à une perversité près, De Palma injecte au film tout son formalisme baroque, troublant un peu plus son rapport à un réel qui tantôt s’émiette, tantôt se dilate. Chromatisme sursignifiant, double focale, lents zooms, ralentis opératiques et incontournables split screens : tout le lexique depalmien est déployé pour noyer chaque scène dans une surréalité souveraine. Jusqu’à une scène finale, où l’arène d’une corrida devient le théâtre panoptique d’une tentative d’attentat, que surplombe un drone chargé de donner le signal de l’attaque, mais surtout de la filmer.
La lutte souterraine que se livrent terroristes, flics et services de renseignement, dans l’ombre des démocraties européennes, est moins une « guerre silencieuse » qu’une guerre de la représentation, où le dernier mot revient à celui qui en maîtrise la dramaturgie.
Film fauché, film malade, Domino n’en demeure pas moins puissamment depalmien, et accouche d’une réflexion fascinante, et forcément méta, sur le contrôle des images et leur rapport ambigu au réel.
Domino – La guerre silencieuse de Brian De Palma, avec Nikolaj Coster-Waldau, Carice van Houten, Guy Pearce (Dan., Fr., It., Bel., P.-B., 2019, 1 h 29)
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