L’écologiste militante anti-OGM Vandana Shiva était à Paris pour présenter son livre “1 % – Reprendre le pouvoir face à la toute-puissance des riches”. Elle nous a accordé un long entretien sur ce pamphlet contre l’omnipuissance des milliardaires, qu’elle compare à des “barons pillards”.
C’est une rock star écolo en sari. Vandana Shiva, éco-féministe et figure mondiale de la contestation contre les OMG, était de passage à Paris pour présenter son dernier livre, 1 % – Reprendre le pouvoir face à la toute-puissance des riches (éd. Rue de l’échiquier). Avec ses longs cheveux ramenés en chignon et son traditionnel Bindi sur le front, cette femme déterminée ressemble trait pour trait à l’image que l’on se fait d’elle. Cela fait plus de 40 ans que cette ex-étudiante en physique et en philosophie des sciences bataille contre le brevetage du vivant, mais aussi contre la prédation des multinationales agroalimentaires. Passionnée par la nature depuis sa naissance en Inde, en 1952, elle s’engagera vite aux côtés de femmes illettrées du nord de l’Inde, qui luttent contre la déforestation, en enlaçant les arbres.
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Autrice de plusieurs ouvrages, elle cloue au pilori dans son nouvel essai les puissants milliardaires américains comme Bill Gates (Microsoft), Warren Buffett ou encore Mark Zuckerberg (Facebook); “ces dictateurs” des temps modernes écrit-elle, qui utilisent leur fortune pour faire du philantrocapitalisme. Un moyen de contourner les structures démocratiques et d’imposer leur vision d’une certaine société selon celle qui, en 1993, recevait le prix Nobel alternatif et était en 2010 identifiée comme l’une des “7 féministes les plus puissantes du monde” par Forbes.
Mais ses positions radicales et son discours sans concession lui attirent également de nombreuses critiques. On l’accuse de naïveté, d’idéalisme et d’être anti-modernité. Des attaques auxquelles elle fait face depuis des années avec patience et abnégation. Rencontre avec une femme inspirante et résolue.
Pourquoi avez-vous décidé d’écrire sur le philantrocapitalisme des “1 %” ?
Vandana Shiva – L’idée de ce livre est née à Paris, durant la conférence mondiale pour le climat, en décembre 2015. Tous ces milliardaires tournaient autour des chefs d’Etats, et les journaux passaient leur temps à relayer ce que Bill Gates et Mark Zuckerberg disaient, à savoir que la technologie était la solution à tout. Peu après, Bayer a racheté Monsanto [sociétés financées par la Fondation de Bill Gates, ndlr] Nous nous sommes donc demandé comment cette situation était possible. Il n’y a plus de séparation aujourd’hui entre l’information, l’industrie, la technologie. Tout cela a fusionné.
Dans votre ouvrage, il est très souvent question de Bill Gates, que vous définissez comme un “Christophe Colomb des temps modernes”. Cet homme pense que la science va réparer les dommages causés par le dérèglement climatique. Que pensez-vous de cette vision du monde très technophile ?
Si je le surnomme “Christophe Colomb”, c’est parce que Bill Gates apporte avec lui une nouvelle civilisation, et ce, d’une façon un peu similaire à Christophe Colomb, quand celui-ci avait été envoyé aux Amériques par le pape au nom de Dieu, et par le roi et la reine d’Espagne. Le pape disait clairement à l’époque qu’il fallait exterminer les barbares, pour propager cette civilisation. Aujourd’hui, en nous imposant une nouvelle religion, Bill Gates est devenu un pape, et il est aussi devenu un roi, car il dicte aux gouvernements ce qu’ils doivent faire. La seule différence avec Christophe Colomb est qu’à l’époque de celui-ci, sa mission était « justifiée » sous prétexte d’aller civiliser.
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Aujourd’hui, la mission civilisatrice que Gates est en train de mener revient à rejeter tous ceux qui croient en d’autres approches que la science, laquelle a donné naissance aux OGM. Et contrairement à lui, nous croyons en d’autres technologies, multiples et complexes, pour contrôler les nuisibles par exemple. Mais Gates fait comme s’il n’existait qu’une seule et unique technologie, qu’il serait seul à détenir, créant ainsi une nouvelle religion.
De plus, il fait de la technologie une fin, alors qu’elle n’est qu’un moyen. Tout autour du monde, via sa Fondation et les fonds que celle-ci alloue au développement agricole en Afrique, il force par exemple les fermiers africains à utiliser des OGM. Mais imposer une technologie, ce n’est pas la même chose que de proposer un choix technologique, surtout quand cette technologie que vous imposez à une société vous fait gagner de l’argent. Dans ce cas, c’est une privatisation.
Par conséquent, voilà le schéma : pas après pas, nous nous rapprochons du précipice. Le monde entier est en train de se rendre compte que ce chemin-là, celui l’extractivisme, de la domination, de la colonisation, nous mène vers l’effondrement. Et, pour ma part, je ne veux vraiment pas tomber dans ce précipice. Mon livre dit bien que nous sommes sur le point de sombrer, mais aussi qu’il y a d’autres voies possibles. Ces hommes-là voudraient nous jeter dans le précipice, parce qu’eux ont déjà les technologies qui leur permettraient de partir vivre sur Mars ! Tu penses que c’est là-bas qu’ils gagneront de l’argent à l’avenir ?
Grâce à l’évasion fiscale, ces milliardaires se retrouvent à la tête de fortunes colossales dont ils réinvestissent une partie dans des projets dûment sélectionnés. Ceci au détriment des Etats. Pourquoi est-ce dangereux pour la démocratie ?
Toute la dernière partie du livre parle du détournement de la démocratie : si ces milliardaires volent les gouvernements, c’est aussi nous, au final, qu’ils volent. Ces règles dictées par les 1 % sont une menace pour la vie sur terre, et vont mener à la disparition de la démocratie si nous ne nous soulevons pas. Nous devons dire à Bill Gates que nous allons travailler sur un véritable processus démocratique pour décider de la meilleure voie pour nous. Nous devons être plus attentifs à la façon dont Mark Zuckerberg contrôle nos données. Nous devons collectivement nous assurer que notre vie privée et nos droits sont protégés.
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Bill Gates a tenté d’engager une privatisation de nos donnés, tout comme il a privatisé des semences et des plantes. Et cette privatisation doit s’arrêter, dans le sens où ils s’approprient des espaces qui étaient autrefois communs. Non seulement tous ces gens sont en train de prendre le contrôle des gouvernements, mais ils s’approprient également de nouveaux espaces, y compris nos propres espaces intimes, nos esprits. Ils collectent des semences auprès de nous, tout en agissant de concert avec les gouvernements, les banques, et le FMI, pour faire baisser notre niveau de vie. Ils imposent l’austérité. Ils nous mettent tous à terre, pour ensuite dire “donnez-moi plus”.
Vous êtes très décriée pour vos positions anti-OGM, et êtes souvent accusée d’être anti-progrès. Que répondez-vous à vos détracteurs ?
Ils disent que je suis une romantique ! Ils sont d’ailleurs effrayés par le fait que j’ai étudié la science, et tentent de prouver que je n’y connais rien. Ils vont même jusqu’à supprimer mes diplômes sur Wikipédia ! Ils m’accusent d’être anti-science, mais pousser une technologie comme ils le font, ce n’est pas de la science, car ce n’est pas un choix.
Il y a une puissante contestation en France contre les OGM. Pourtant, l’agro-industrie demeure encore toute puissante. Pensez-vous que les mentalités commencent à changer ?
C’est comme se demander qui allait gagner lorsque Christophe Colomb est arrivé aux Amériques ? Lui ou les indigènes ? Quand on n’utilise que la violence, celui qui est violent a l’air de dominer l’autre. Mais pendant quelques temps seulement… Ainsi, dans mon livre, je montre que le processus des OGM est terminé. En termes scientifiques, ils ont échoué. Sur le plan démocratique, ils ont été rejetés. Mais grâce aux millions de Bill Gates, ils sont encore sauvés, car il y a de l’argent à se faire : les OGM leur rapportent des royalties, et leur permettent aussi de vendre du Roundup [La Fondation Gates a acheté en 2010 des parts de Monsanto, qui produit le Roundup, ndlr]. Et lorsque vous avez un cancer à cause du glyphosate, ils gagnent encore de l’argent sur les médicaments contre le cancer.
Dans votre livre, il est majoritairement question d’hommes blancs américains. Pourquoi les femmes sont-elles si rares dans ce club de “dictateurs milliardaires”, pour reprendre vos propres mots ?
Parce que les hommes disent moins la vérité. Ils ont d’ailleurs tous commencé par un mensonge. Mark Zuckerberg a volé un site de rencontres à d’autres étudiants, a créé Facebook, et est devenu millionnaire [les deux frères qui l’accusent de ce vol ont abandonné leurs poursuites en 2011 dans la foulée d’un accord à l’amiable, ndlr].
Ces hommes sont devenus riches car ils sont brutaux, ils n’ont aucun sens éthique, aucune limite écologique ou démocratique. Ils se prennent pour les maîtres de l’univers, et sont d’une grande arrogance. Ce système capitaliste et patriarcal brutal permet à ces traits de caractère d’avoir l’air naturels, et d’être récompensés. Alors qu’il y a des femmes qui ne sont pas complètement enfermées là-dedans, qui vont mettre des limites liées à leur éthique, et ne pas être si menteuses. Elles insisteront sur la nécessité de partager, et ne seront pas si avides. C’est la naturalisation des côtés les plus sombres de l’être humain que l’on observe chez les hommes puissants. Et plus ils agissent comme cela, plus ils ont envie que cela soit vu comme naturel : c’est ce que j’appelle la mission civilisatrice.
Il y a quelques mois, vous êtes venue à Paris pour soutenir la grève du climat. On voit beaucoup de jeunes femmes en première ligne des mobilisations. Pensez-vous que ces dernières et plus globalement toute cette jeune génération qui s’engage dans la préservation de l’environnement, sont capables de déconstruire les structures de domination du système patriarcal et capitaliste ?
Il y a désormais un grand nombre de gens qui savent que nous ne nous dirigeons pas dans la bonne voie. Et ce sont les femmes qui en sont les plus convaincues, et qui ont déjà transcendé les limitations imposées par le patriarcat. Toutes ces personnes vont se soulever contre le système, contre cette religion de l’argent. Elles commencent déjà à lui tourner le dos, car elles sont aussi dans une grève de la consommation. Et si ces gens n’achètent plus rien, les corporations n’auront plus rien à vendre ! Cette grève de la consommation est très subversive.
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Dans ces marches pour le climat, on croise surtout des jeunes personnes blanches et éduquées, peu inquiétées par la répression policière. Celles et ceux qui souffrent le plus du changement climatique, notamment les plus précaires, ne sont pas dans ces cortèges…
Quand le système capitaliste, fondé sur l’exploitation des énergies fossiles, a commencé à prendre pied en Afrique, il a détruit et désertifié les terres, et déraciné les gens. Quand ces personnes prennent le bateau pour quitter leur pays, c’est une grève pour le climat. Mais il y a autre chose. L’agriculture conventionnelle est particulièrement gourmande en eau. Et lorsqu’il y a moins d’eau, les éleveurs, les fermiers, les pêcheurs, commencent à entrer en conflit.
Par exemple, en 2009, en Syrie, il y a eu une terrible sécheresse, mais les fermiers syriens n’ont pas été soutenus par le gouvernement. Les gouvernements peuvent donner des subventions aux entreprises, mais ne peuvent soutenir leurs fermiers. La sécheresse a été terrible, les puits se sont asséchés, 75 % des animaux sont morts. Et les fermiers sont partis en ville. C’était une grève pour le climat, en réalité. Deux ans plus tard, la guerre a commencé. Aujourd’hui, la moitié de la population syrienne a dû fuir. Ils ont déjà fait leur grève !
Nous devons aujourd’hui établir une connexion avec eux. Pour cela, il faut comprendre le processus qui amène ces gens à quitter leur maison, mais aussi comprendre le rôle de l’agriculture industrielle dans la destruction des sols. Nous devons nous connecter à ce qui se passe sur nos terres et à ce qui se passe dans l’atmosphère. Car les énergies fossiles, qui détruisent les terres et font partir les gens de chez eux, sont aussi responsables des gaz à effet de serre dans l’atmosphère.
Lors des dernières semaines d’action du mouvement écologiste de désobéissance civile non-violent Extinction Rebellion, il a eu beaucoup de débats autour de la question de la violence. Qu’en pensez-vous ?
Je crois en la non-violence créative, résolue et déterminée. D’ailleurs j’aimerais beaucoup voir les Gilets Jaunes et Extinction Rebellion travailler ensemble à la protection de la planète. Pour cela, il faudra beaucoup de compassion. Imaginez, vous êtes un jeune privilégié, et vous faites la grève. A coté de vous, il y a des travailleurs ou des retraités. Si vous n’avez pas de respect mutuel, il est évident qu’il va y avoir des conflits. Mais pour les surmonter, il faut parler directement à l’humain. Il existe des gens différents, qui ont été opprimés de différentes façons. Ils doivent aujourd’hui faire jouer la solidarité. Les Gilets Jaunes et Extinction Rebellion doivent s’asseoir côte à côte, et transcender leurs divisions de classe.
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Après 45 ans d’engagement et de militantisme sur le terrain, comment réussissez-vous à garder l’espoir ?
Je ne vois pas mon engagement à l’aune d’une victoire ou d’une défaite, car l’engagement lui-même est pour moi une finalité. Je suis aussi particulièrement imprégnée par ma culture, qui m’incite à m’engager tout en étant détachée des fruits de cet engagement. D’autant que je suis particulièrement réaliste à propos du pouvoir des corporations, qui n’abandonneront jamais. Mais je suis également très réaliste quant à ma propre détermination. Tous les jours, je m’interroge sur ce que je dois faire pour créer de l’espoir. Et aujourd’hui, après tant d’années j’ai l’impression d’avoir vraiment élargi ce champ d’espoir.
Propos recueillis par Laury-Anne Cholez
1 % – Reprendre le pouvoir face à la toute-puissance des riches, de Vandana Shiva, éd Rue de l’échiquier, 160 p., 19€
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