Rencontre avec Itvan K. et Lask, qui promeuvent le graffiti politique, collectif, mais non partisan, via le collectif Black lines, qu’ils ont co-fondé. L’idée de leurs fresques en noir et blanc, auxquelles tout le monde peut participer, à Paris, en banlieue, ou ailleurs : faire « effraction dans le réel » et faire de « la peinture un moyen de lutte ».
Nous sommes le 18 mai 2016, vers République, à Paris, pendant “Nuit debout” et la mobilisation contre la loi travail. Lors d’une manif sauvage, formée en contestation d’un rassemblement contre “la haine antiflics” organisé par le syndicat de police Alliance, classé à droite, une voiture de police est incendiée quai de Valmy. Deux artistes venus peindre sur un mur de libre expression non loin de là assistent à l’émeute, et décident alors de la représenter en temps réel : en ressortira une fresque en noir et blanc, montrant une Marianne tenant un cocktail molotov et une scène d’insurrection avec le véhicule brûlé. A peine “leur dos tourné”, celle-ci sera “censurée” et immédiatement recouverte, nous racontent plus de deux ans après Itvan K. et Lask, les deux auteurs de cette peinture.
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Cet événement va contribuer à nourrir le travail de ces deux membres du collectif de graffeurs TWE, comme nous l’explique par téléphone Itvan, à Nantes en ce moment. “Avec Lask, on faisait déjà des fresques à deux en noir et blanc, sur des thèmes un peu Marvel. A partir de la censure de la fresque à République, on s’est dit que, plutôt que de la fiction, il valait mieux dessiner à partir du réel.” Lask, que l’on rencontre le même jour dans un restaurant chinois en Seine-Saint-Denis, abonde : “Au moment de cette censure, on s’est vraiment dit qu’on touchait à quelque chose, et il y a eu une remise en question : est-ce que l’espace public est à nous ? Peut-on vraiment s’exprimer dans l’espace public ? On nous fait croire que l’on est dans une société libre, mais, en fait, on a vu qu’il y a une limite : celle de la conscientisation, celle de faire des fresques conscientes. Quand on faisait des graffitis, on pouvait nous traiter de voyous mais on n’avait jamais eu ce problème-là. Cela nous a donné encore plus envie de parler avec notre peinture.”
De là va naître le collectif Black Lines, il y a sept mois, au moment des 50 ans de mai 68. Itvan : “On s’est dit que ça serait drôle de lancer une fresque en noir et blanc – on ne pensait pas qu’il y en aurait d’autres – qui s’appellerait Black Lines et où l’on regrouperait tous les artistes dont on aime le travail, et qui ont une affinité commune avec les thèmes politiques : on voulait parler de l’actualité mais, forcément, quand on parle d’actualité, c’est politique.” En somme, comme indiqué sur leur page Facebook, il s’agit “d’artistes au service des luttes”.
“Quand on parle d’actualité, c’est forcément politique”
L’idée : donner un thème, puis convier toutes les personnes intéressées à venir exprimer leur vision des choses sur un mur. Lequel peut tout aussi bien être la révolte, la répression, la crise environnementale ou encore celle des réfugiés, “ces sujets étant particulièrement sensibles en France en ce moment”. Itvan rappelle comment une de leurs fresques consacrée aux bavures policières – et représentant notamment Aboubakar Fofana, un jeune homme tué par un CRS à Nantes en juillet 2018 – fut très vite censurée. “Elle a été sabotée pendant la nuit, des gens sont venus effacer les visages… On réfléchit du coup à pourquoi ce mur est plus censuré qu’un autre, on essaie de voir les limites. Dans la mythologie, il y a un personnage que j’aime beaucoup : Persée contre la Gorgone. Dès qu’il la regarde, il est figé – et le seul moyen de lutter contre elle est de lui renvoyer son image. Notre idée avec Black Lines, c’est donc de ‘renvoyer le reflet’. On reste pacifique, dans une démarche légale, en ne peignant que des murs autorisés, de libre expression – c’est un peu comme une catharsis : au lieu d’aller s’exprimer dans la rue de façon plus violente, les participants s’expriment sur un mur. S’il y a censure, l’erreur vient donc des autres.”
La “contestation” comme fil directeur
Tous les participants ont des profils sociologiques, politiques et artistiques différents, comme nous le dit Itvan : “Au début, ça n’était que des graffeurs, puis petit à petit il y a eu des gens des beaux-arts, pas forcément habitués à peindre sur un mur, qui sont venus. Aussi des gens venus avec des affiches, ou encore des anciens pochoiristes qui ont 70 ans, des gens de 18 ans, de banlieue, de Paris, de province… Pour l’instant, plus de 70 artistes ont participé.” Mais un point commun les rassemble malgré tout : l’idée de “contestation”. “Black Lines, c’est ça : on peint ensemble, on discute, on fraternise, on n’est peut-être pas d’accord sur tout, des gens votent, d’autres non, mais on est d’accord sur une chose : peu importe où tu es situé politiquement, il y a des injustices qui sont universelles, développe avec enthousiasme Lask. Et nous, on essaie de se centrer sur ce qui nous rassemble, sur une idée de convergence, et pas sur ce qui nous divise – ça, on l’a toute la journée dans notre vie quotidienne.”
Et d’expliquer comment, avec son ami Itvan, ils sont au final représentatifs de l’hétérogénéité qu’ils entendent promouvoir au sein de ce collectif : “On vient de milieux différents, donc on a des logiciels de compréhension du monde qui le sont aussi, même si on a une passion commune, qui est le graffiti.” Lask vient de banlieue, dans le 93, et a “grandi dans la culture hip hop avec [s]on grand-frère. Elle est très abordable, simple, spontanée, on apprend dans la rue… C’est une culture de la débrouillardise, et j’aime les débrouillards !”. Via Black Lines, il est en fait “ juste revenu naturellement à ses bases : la culture hip hop est de base revendicative”. Itvan, lui, « dessine depuis toujours”, a fait les beaux-arts, et est inspiré par “les gravures de guerre de Goya” ou encore par “le mouvement situationniste : j’aime bien l’idée qu’ils se situent entre l’art, la théorie, la politique – un peu un no man’s land”.
Le refus des étiquettes
S’ils ont tous les deux “mangé de la fête de l’huma” dixit Lask – son père à lui était communiste et militant à la CGT, celui d’Itvan, qui a fait de la prison pendant mai 68, “a toujours eu un parcours militant par le cinéma” – et qu’ils ont leur vision des choses, les deux artistes tiennent à plusieurs reprises à rappeler ceci : leur démarche est certes politique, mais non partisane – les étiquettes, très peu pour eux. Des partis de gauche seraient “un peu venus les chercher”, mais c’était sans compter leurs velléités d’indépendance.
Aussi, le mouvement des gilets jaunes leur parle. Le premier thème qu’ils ont lancé en simultané dans deux villes pour Black Lines, il y a quelques mois, portait d’ailleurs sur le soulèvement – un sujet qui rappelle les scènes d’insurrection qui ont eu lieu dans la capitale. “Je trouve ça intéressant que Black Lines soit arrivé quelques mois avant les gilets jaunes : on avait nous aussi cette idée de se dire que la contestation n’a pas à appartenir à un groupe, à une classe, alors que d’habitude c’est tout le temps segmenté, il y a des étiquettes : les gens de banlieue ensemble, les Parisiens ensemble…”, assure Itvan. Lask raconte également comment la réalité a parfois dépassé les scènes d’émeutes ou de répression policière qu’ils peignaient sur les murs : “Même si j’ai une forme de violence et à présent mon propre langage, je suis moins direct, et j’étais auparavant plus timide dans ma peinture, je n’ai pas été élevé à contester l’autorité. Ça m’arrivait donc de dire à Itvan ‘tu y vas fort’ pour ses scènes de chaos. Et là, je me suis dit, ‘putain, ce que tu as fait, c’est soft en fait!’”
Le monopole de la représentation de la violence ?
Pourtant, à les écouter, il ne serait pas rare qu’on leur rapporte que leurs fresques sont “choquantes”. Lask : “On a de bons retours, mais il y a aussi des gens qui trouvent ce qu’on fait trop violent. Pourtant, les scènes que l’on représente, elles sont montrées tous les jours à la télé, voire de façon encore plus violente ! C’est comme si la réalité prenait forme sous leurs yeux.” Et de prendre cet exemple : “Les gens marchent dans la rue et ne voient pas les réfugiés – et le fait de les voir dessinés sur les murs, c’est comme s’ils avaient des fantômes devant eux. Je me souviens d’une femme qui m’avait dit ‘On en voit assez toute l’année, là, sur les murs, c’est trop’. Mais justement, c’est important de le faire, à notre niveau.”
Cette réflexion sur la violence des images anime aussi Itvan, par ailleurs critique, tout comme son camarade, du traitement médiatique des mouvements sociaux : “Les images de BFM montrent par exemple les mêmes émeutes que nous, or on trouve nos dessins trop violents et ils sont censurés. Est-ce à dire qu’à partir du moment où elle n’est pas produite par un média qui a le droit de le faire, l’image de la réalité est considérée comme trop violente ? » Itvan et Lask ne comptent pour autant pas s’arrêter là : outre le dessin, ils travaillent sur des clips où des rappeurs “posent leurs textes” par rapport aux thèmes de leurs fresques, ont un projet de livre pour les un an du collectif… Aujourd’hui, entre Paris, la banlieue, ou encore Nantes et Marseille, plus d’un kilomètre de mur a été peint au noir et blanc de Black Lines.
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