De « Mektoub my love » « à Leto », des « Garçons sauvages » à « Seule sur la plage la nuit », retour sur la figure de la plage et de ses multiples visages aperçus au cinéma en 2018.
Après avoir squatté les salles obscures tout au long de l’année, après le temps des premiers bilans et des multiples tops, nous sommes arrivés à une conclusion : 2018 fut une année de plages. Plus que ça, elle fut un hymne à ses différents visages. Solaire ou triste, d’aujourd’hui ou d’hier, filmée en noir et blanc ou en couleur, en été ou en hiver, en France, en Corée du Sud, au Japon ou en Russie, la plage abrite bien des émotions et stimule bien des sens. Quelques films, parmi les plus beaux de l’année, l’ont sublimement retranscrit. En voici un panorama.
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Plages de rêve
L’œuvre de Hong-sang soo est bâti sur un sentiment contradictoire : le joyeusement triste. La plage sonne ainsi comme une évidence dans son cinéma puisque le lieu incarne lui-même cette bipolarité. D’un côté, l’extrême mélancolie d’un horizon dénudé, de l’autre, l’exultation des corps et le triomphe de la vie. Après les bords de mers dans Woman on the Beach, In another Country et avant ceux de La caméra de Claire, le coréen les réinvestit à deux reprises dans Seule sur la plage la nuit. Deux plages filmées dans la grisaille de l’hiver – l’une d’Hambourg et l’autre d’une ville balnéaire de Corée du Sud – qui délimitent et clôturent les deux parties du film.
Dans le premier segment, une jeune femme, Younghee, est en voyage en Europe. Elle attend son amant qui doit la rejoindre. Sur une plage, elle dessine son visage dont les traits seront bientôt effacés par les vagues. Les images mentales ne suffisent plus, elle veut le voir. Mais il ne viendra pas. Sans l’amant perdu, loin de sa terre, elle se dissout de l’intérieur. Puis, littéralement de l’image lors d’un enlèvement aussi soudain que mystérieux. Son corps s’évapore comme un dessin balayé cruellement par l’écume. Dans la deuxième partie, Younghee, est allongée et endormie face aux vagues d’une autre plage. Des milliers de kilomètres séparent les deux terres et pourtant, la même tristesse persiste. L’escale à Hambourg n’était-il qu’un rêve ? La mélancolie cotonneuse du lieu et son abstraction nous entrainent délicatement vers le songe et tissent un peu plus la question de la représentation du réel dans l’œuvre de HSS.
Récréations
Si le film de plage est un tableau récurrent du cinéma français, un cliché au sens premier du terme, c’est qu’il photographie une réalité, d’abord géographique mais surtout sociologique du pays (l’obtention des congés payés de 1936 puis le passage à une troisième semaine en 1956 qui déclenchent les premiers grands déferlements sur les bords de mer). De Rohmer (Pauline à la plage, Conte d’été, Le rayon vert), à Rozier (Du côté d’Orouët, Adieu Philippine), de Leconte (Les bronzés) à Onteniente (Camping), des films très disparates ont notamment capté la séduction à la plage, mais tous ont en commun d’être traversés par une certaine mélancolie. Car ces immenses étendues de sable deviennent souvent le territoire privilégié des amours ratés et révèlent un peu plus la solitude des vacanciers.
Mektoub my love est à ce titre remarquable dans le paysage du cinéma français car il propose une nouvelle partition du film de plage en lui soustrayant cette amertume. Chez Kechiche, la plage est à la fois un îlot miraculé qui fait éclore la rencontre entre le prosaïsme des corps dénudés (qui va coucher avec qui ?) et le sacré (la séquence quasi malickienne de ballet aquatique sur Mozart) mais c’est surtout le terrain de l’hédonisme, de la récréation et du jeu amoureux. Ce Jeu de l’amour et du hasard n’est plus joué sur scène, costumé, comme dans L’esquive. Il est expérimenté par les personnages sur une plage devenu bac à sable géant. Une omniprésence du jeu, aussi bien du langage que du corps, que synthétise parfaitement le dernier plan du film : sur la gauche du cadre, Amin et Charlotte remontent côte à côte le littoral et entament un dialogue de séduction tandis qu’à leur droite, un trio d’adolescent se livrent à une partie de football.
Mektoub my love est également exceptionnel pour Kechiche puisque le choix du décor lui permet d’arriver à une épure jamais atteinte dans sa filmographie. Loin de la brutalité des grandes villes, la neutralité du lieu permet une remise à zéro, un reboot social de ses héros d’habitude frappés par un inexorable déterminisme de classe. Ici, la plage agit tel un paradis charnel, débarrassé de toute violence sociale. Kechiche délaisse ses ambitions de sociologue et en même temps que ses personnages, lui aussi, joue.
Portraits français
Une accalmie dans la fracture sociale, c’est dont semblerait être témoin la néo-plage de la base de loisirs de Cergy, véritable personnage principal de L’île au trésor de Guillaume Brac. Échantillon d’une justesse troublante, la plage de Cergy dévoile le temps d’un été et à travers une dizaine de portraits, le visage solaire d’une France épicurienne, aventureuse et multiculturelle. Mais Brac poursuit et enrichit la métaphore. Si sa caméra se déploie chaleureusement le long des bassins de chlore et des corps en jubilation, elle ne néglige pas d’en capter le renforcement sécuritaire mis en place par la direction du centre et les inégalités qui en jaillissent. Autrefois sauvage, le lieu est aujourd’hui aménagé, encadré, surveillé scrupuleusement, ce qui traduit au fond avec acuité l’état politique du pays suite aux attentats de 2015. De cet éventail métonymique si richement vertigineux, on en vient à se demander depuis combien de temps nous n’avions pas vu quelques mètres carrés de sable nous dire autant sur notre société ?
« Il y a forcément une autre forme de vie sur terre, vous croyez pas ? » Assises face à la mer, deux jeunes femmes contemplent la nuit étoilée. Nous sommes à Sophia Antipolis technopole française et titre du deuxième long-métrage de Virgil Vernier, autre fascinante autopsie de la France d’aujourd’hui. Emprisonnées et esseulées dans cette petite bulle d’existence, les deux femmes rêvent d’un ailleurs, d’une transcendance, ou en tout cas de quelque chose d’autre : le « forcement » de la question sous-entend qu’il ne peut pas y avoir que ça. L’horizon vide aperçu depuis la plage revient fréquemment dans Sophia Antipolis et symbolise aussi bien la béance intérieure des personnages (contempler l’infini d’un paysage c’est déjà contempler un peu sa mort) qu’une invitation au voyage.
Les paradis perdus
Justement, si l’on maintenait longtemps le cap et que l’on se laissait emporter jusqu’au bout de l’horizon, peut-être que l’on s’échouerait un jour quelque part sur le sable fin de l’île des Garçons Sauvages de Bertrand Mandico. Dans une forêt luxuriante gorgée de fruits exotiques poilus, les jeunes criminels y font escale, accompagnés de leur capitaine. Après s’être débarrassés de ce dernier, les garçons prennent possession d’une plage où ils y célèbrent la liberté retrouvée, planant au milieu des effluves d’alcool et d’un tourbillon de plumes. Bientôt les corps des jeunes hommes se transforment : leur sexe tombe et leurs seins se mettent à gonfler. Témoin de la libération des sens et de la métamorphose, la plage se dresse en une planète fantasmagorique et hypersexuée dont le programme serait un trip hypnotique, matérialisant les pulsions les plus enfouies. Mais tout rêve a une fin. Les filles doivent reprendre la route et le spectateur aussi lorsque les lumières de la salle se rallument.
A l’image des Garçons sauvages, la plage figure fréquemment une parenthèse avant la reprise du voyage. Après 120 battements par minute l’année dernière et l’ultime baignade dans la mer de Sean, on retrouve une idée similaire dans Une Affaire de famille de Hirokazu Kore-eda. Une sortie à la plage en famille observé par le regard apaisé et tendre de la matriarche laisse déjà pressentir le retour implacable du réel. Notons également une parenthèse sur la plage dans Leto en forme d’hymne à la résistance d’une jeunesse sous la dictature du bloc soviétique qui clame guitare à la main qu’elle n’a « pas d’argent mais du temps« . Un temps d’insouciance dans lequel ces personnages voudront par la suite plus que tout retourner. C’est ce plan déchirant où l’un des protagonistes se tient face à un mur projetant le film souvenir de cette sortie à la mer. Du temps, il en a un peu moins pense-t-il sûrement. Il s’avance alors vers l’écran et, comme dans un portail magique, y entre jusqu’à s’y dissoudre. En un plan, Serebrennikov cristallise le sentiment mélancolique qui nous traverse tous un jour : retourner vivre à jamais dans notre paradis perdu.
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