Selon l’auteure de Pas pleurer, “le discours de Daech a désormais pénétré notre imaginaire collectif”, en témoigne encore le récent drame de Trappes. Selon elle, il s’agit désormais pour notre société, plutôt que d’éteindre les radicalités, de les transformer en un puissant désir d’être et de vivre.
Mais en quelle langue doivent s’exprimer les écrivains, philosophes, psychanalystes, philologues, sociologues et chercheurs de tout poil pour se faire entendre lorsqu’ils disent que la violence politique, sociale et économique s’infiltre en nous, à notre su ou insu, et commande un certain nombre de nos gestes intimes ?
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En quelle langue devront-ils dire que l’inconscient, celui des délirants comme celui des autres, n’est en rien étanche à cette violence ?
En quelle langue devront-ils dire que le langage, celui des délirants comme celui des autres, n’est en rien épargné par cette violence ?
Faut-il rappeler que, déjà, Thucydide dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse écrivait que le sens même des mots pouvait changer avec le contexte ? On changea jusqu’au sens usuel des mots pour la justification concernant les actes. Une audace irréfléchie passa pour dévouement courageux à son parti, une prudence réservée pour lâcheté déguisée, la sagesse pour le masque de la couardise, l’intelligence en tout pour une inertie totale.
Faut-il rappeler que Victor Klemperer dans son travail sur LTI, La Langue du Troisième Reich écrivit : “Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente.”
Faut-il renvoyer au travail de Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe Reich, qui montra qu’on ne rêvait pas des mêmes choses en démocratie et sous le régime nazi ?
“Le délirant applique aux membres de sa famille un délire qui les déborde de toutes parts”
Faut-il citer Deleuze, Guattari et leur Anti-œdipe ? Tout délire est d’abord l’investissement d’un champ social, économique, politique, culturel, racial et raciste, pédagogique, religieux : le délirant applique aux membres de sa famille un délire qui les déborde de toutes parts.
Faut-il conseiller enfin la lecture de L’Interprétation sociologique des rêves de Bernard Lahire, lequel s’appuyant sur les travaux de Freud complétés par les nouveaux apports des neurosciences et de la sociologie propose de relier le rêve, voie royale d’accès à l’inconscient, aux expériences que les individus vivent dans la sphère sociale ?
Si je brandis autant de références, c’est que je suis abasourdie par le fait que les autorités gouvernementales relayées par la presque totalité des experts médiatiques se sont déclarées rassurées devant les récents crimes de Kamel Salhi à Trappes, au prétexte qu’on pouvait les mettre au compte de désordres psychiatriques ; Kamel Sahli qui, je le rappelle, a tué au couteau sa mère et sa sœur et grièvement blessé une passante au cri de “Allahou Akbar”.
Or, c’est très précisément ce qui m’inquiète.
“C’est ce lent et souterrain endoctrinement qui m’inquiète”
C’est très précisément cette pénétration des discours de Daech chez les sujets fragiles et déséquilibrés qui m’inquiète. C’est ce lent et souterrain endoctrinement qui m’inquiète et qui devrait conduire nos experts à chercher les mobiles des crimes de Kamel Sahli pas seulement dans son âme souffrante, pas seulement dans les rapports avec sa famille sur lesquels on rabat généralement ce genre de symptômes, mais dans le champ social en son entier ; et ce non pour exonérer le criminel de son geste, mais pour mieux interroger l’espace commun où il s’est produit.
Car ce que les crimes de Kamel Salhi indiquent, c’est que le discours de Daech comme tous les discours totalitaires (exprimés dans une monolangue, assénés à coups d’images et de phrases chocs, s’employant à discréditer ou annuler tous les autres discours, offrant un idéal venant combler le vide de certaines vies, et proposant l’intégration à une communauté imaginaire qui offre une protection ne pouvant se comparer à celle de la famille) a désormais pénétré notre imaginaire collectif.
Et puisque je m’avance sur le terrain de l’islamisme, je voudrais ici reconsidérer le terme de radical, comme s’y emploie remarquablement Marie José Mondzain dans Confiscation. Dans cet essai, la philosophe restitue au mot de radicalité l’énergie créatrice et la beauté virulente que lui ont confisquées les nouveaux idiomes, lesquels l’associent au pire des extrémismes, au pire des fanatismes et à l’exercice de la pire terreur.
“Exercer sur le monde sa puissance critique et d’accéder aux imaginations les plus inventives et les plus inespérées”
Or, la radicalité c’est, aux yeux de Marie José Mondzain, tout le contraire. La radicalité, c’est le courage des ruptures qui permettent à chacun de se réapproprier la parole perdue, d’ouvrir un chemin vers sa propre émancipation, d’exercer sur le monde sa puissance critique et d’accéder aux imaginations les plus inventives et les plus inespérées.
En ce sens, la prétendue radicalité du terroriste n’est en rien une épreuve radicale. C’est, à l’inverse, la soumission à une propagande d’un conservatisme furieux, qui justifie le meurtre pour mieux servir un maître, son empire, ses conquêtes territoriales et ses institutions, un maître qui manipule savamment son désespoir béant et sa soif d’idéal.
Ce qui amène Marie José Mondzain à s’interroger sur le bien-fondé de la déradicalisation, comme on l’appelle. Plutôt que de “déradicaliser”, écrit-elle, il s’agit de transformer cette violence sans en diminuer l’énergie et d’en faire surgir l’exigence d’émancipation qui est inhérente à la jeunesse comme en vérité elle est inhérente à tout sujet dont la dignité et le droit sont confisqués. Avec ceux qui tuent et veulent mourir, c’est la joie et le désir de vivre qu’il nous faut partager. Autrement dit, ce n’est pas en termes d’affaissement des forces, de diminution, de restriction ni de privation qu’il faut traiter politiquement cet extrémisme. C’est dans un geste de don, d’offre et d’accueil qu’on peut rendre la vitalité de leur désir à ceux qui sont prêts à se soumettre à tous les donneurs d’ordre.
L’Interprétation sociologique des rêves de Bernard Lahire (La Découverte)
Confiscation – Des mots, des images et du temps de Marie José Mondzain (Les Liens qui libèrent)
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