8 500 plaintes en 2018, près de la moitié en Île-de-France, plusieurs centaines de milliers d’euros de butin. Les escroqueries au dépannage à domicile représentent un secteur qui brasse beaucoup d’argent quasi-impunément.
Ce lundi soir de septembre, Aya* est prise de sueurs froides devant la porte de son appartement. Sa clef se bloque dans la serrure. Sa coloc essaie à son tour, sans succès. L’une des deux a laissé son sésame dans la lourde. Un peu stressées à l’idée de chercher un endroit pour la nuit, elles décident d’appeler un serrurier en urgence. Elles en trouvent deux, les mieux référencés sur Google. Le premier leur annonce « pas plus de 90 € », le second « entre 100 et 120 € ». Pas folles, elles demandent au moins cher de se déplacer.
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Une demi-heure plus tard, deux hommes arrivent à mobylette. Après un diagnostic de quelques secondes, le verdict tombe. « Il faut casser la porte, on ne peut pas faire autrement. » Les deux jeunes femmes n’ont pas le temps de réfléchir que l’un d’entre eux sort une scie circulaire et défonce la porte en « moins d’une minute ».
« Voilà mesdames, la porte est ouverte, rentrez chez vous », leur enjoint le plus costaud des deux. Sans qu’on l’y invite, le bonhomme s’assoit sur la table de la cuisine pour remplir le devis. Il liste les frais dans sa barbe, sous les yeux écarquillés d’Aya. « Ouverture de la porte, 800€, déplacement 200€, nouvelle serrure 700€, ça n’arrêtait pas de monter. Et à la fin, il nous annonce 2 300€. » Paniquées, elles tentent d’expliquer qu’elles ne peuvent pas débourser une telle somme.
« Vous croyez que je suis un voleur ? »
La réponse fuse. « Ok, je vous laisse comme ça, avec une porte ouverte, contre 800€. » Les deux colocs jettent un oeil sur leur entrée béante, pas tellement séduites par l’idée de laisser leur appartement ouvert à tous les vents. L’homme se fait de plus de plus en pressant. Il élève la voix et pousse Aya à signer le devis. « Vous savez, moi je peux rester jusqu’à demain dans votre cuisine. »
Il lui fait annoter qu’elle renonce à son délai de rétractation et qu’elle accepte qu’il emporte serrure et poignée. Il s’énerve, déchire la feuille sous prétexte qu’elle n’a pas écrit assez lisiblement. La pression monte.
Il sort son terminal pour carte bancaire. « Maintenant vous payez. De toute façon, votre assurance vous remboursera. » Inquiètes, Aya et sa coloc s’exécutent. Par petits paliers, 500 € par 500 €, 200 quand ça ne passe pas. « Vous inquiétez pas, j’ai l’habitude », rigole l’homme. Au moment de partir, Aya prend des photos d’eux. « Mais attendez, vous croyez que je suis un voleur ou quoi ? »
10 000 plaintes
Après vérification, l’entreprise n’est pas agréée par les assurances et un serrurier sérieux assure qu’une telle intervention, même en urgence, ne doit pas dépasser les 800€, et pire, que la porte n’avait pas besoin d’être cassée. « On se sent tellement piégé, on ne peut pas faire autrement, souffle Aya. Et après on se dit, ‘Putain mais qu’est ce que j’ai fait ?’« .
La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a recensé 10 000 plaintes en 2017 et 8 300 de janvier à novembre 2018. L’Ile-de-France concentre environ 40 % des réclamations. « Ce n’est que la partie émergée de l’iceberg », estime Loïc Tanguy, directeur de cabinet à la DGCCRF et fin connaisseur de ces questions. En Ile-de-France, ces pratiques sont « particulièrement agressives » et « intimidantes ». Selon une étude faite en 2016, dans la capitale, près d’une entreprise de dépannage à domicile sur deux serait « douteuse ».
Pour la seule entreprise qui s’est occupée d’Aya et sa colocataire, plus d’une dizaine de personnes victimes de leurs escroqueries ont accepté de témoigner aux Inrocks. Elles sont une cinquantaine à s’être signalées sur les réseaux pour des notes douloureuses allant de 1 500 à 4 000€. Selon une source proche du dossier, pas moins de cent plaintes viseraient cette même entreprise. D’après nos calculs, en quelques mois, depuis mai, ils seraient à plus de 200 000€ de butin, soutirés moyennant intimidation, portes fracassées et serrure mal montées. Nous nous sommes penchés sur ce système d’arnaques bien rôdé dont cette entreprise est, d’après nos informations, un exemple typique.
Des centaines de milliers d’euros
Longtemps, la DGCCRF a lutté contre ce genre d’escroqueries en alertant et contrôlant les flyers qui inondent les boites aux lettres des particuliers. Plusieurs mesures ont été prises pour pouvoir faire condamner une entreprise sur la base de ces prospectus litigieux si, par exemple, ces derniers sont tricolores, accompagnés de numéros de services publics ou si l’auteur laisse entendre un savoir-faire générationnel (« père et fils », « depuis 1970 » etc) non avéré.
Depuis quelques années, face à une communication efficace de la DGCCRF, ces entreprises frauduleuses ont changé de mode opératoire. Les flyers n’ont plus la cote, les consommateurs étant plus sensibilisés. « C’est clair qu’il y a un recul des flyers et un vrai report sur internet, acquiesce Loïc Tanguy. Cela représente des centaines de milliers d’euros. »
Pour commencer, ils ouvrent une coquille vide. C’est-à-dire une entreprise avec une fausse domiciliation et un seul salarié. Généralement le nom de celui ou celle qui ouvre l’entreprise ou bien un prête-nom, pas forcément au courant de la combine. Tout est fait dans les règles : numéro de siret, inscription au registre des sociétés, traçabilité sur infogreffe. Si bien que quand on vérifie, cela parait solide.
Adwords, référencement et site léché
Pour bien escroquer, il faut néanmoins un budget. L’un des secrets réside dans l’achat d’adwords sur Google. Ces mots permettent de générer un référencement optimal sur le moteur de recherche moyennant rétribution du géant du web. Plus vicieux, ces derniers combinent les adwords. Ils achètent les mots « serruriers » plus le nom d’une ville ou d’un département.
Il faut ensuite un site opérationnel et bien léché. Toutes les victimes contactées ont été rassurées par la qualité du site de l’entreprise en question. Onglets, informations, mentions légales, tout y est. Pour celle qui nous intéresse, on a dénombré une myriade de sites, qui tournent autour d’un navire amiral mieux référencé que les autres.
Ce dernier a été supprimé il y a quelques semaines. Contactée, l’entreprise en question ne s’est pas démontée. « On l’a désactivé pour les fêtes de Noël, parce qu’on part en vacances, annoncent-ils au téléphone. Mais il n’y a aucun souci pour venir dépanner, on est toujours disponible. » On a gentiment décliné.
D’après les personnes interrogées, plaintes à l’appui, au moins cinq numéros trouvés sur différents sites ont été utilisés pour contacter cette entreprise. Soit un système pyramidal : chaque numéro renvoie au même standard tenu par une dame très polie qui centralise les appels, rassure le client et annonce les prix. Toujours les mêmes et une formule substantiellement identique : « Pas plus de 90€ et grand maximum 430€ s’il faut changer la serrure. Oui, on vous l’assure, vous ne paierez pas plus, n’ayez crainte. Au pire vous ferez jouer l’assurance. »
« Quand j’y repense maintenant, je me dis que j’ai été débile. J’ai un peu honte. »
Les personnes envoyées sur place sont des auto-entrepreneurs, déclarés ou pas, qui touchent une commission sur la facture encaissées. En l’espèce, il y a une légion de petites équipes qui se déplacent seules ou à deux. Dix personnes différentes ont été identifiées comme travaillant pour cette entreprise.
Le mode opératoire ne varie pas. Ils tentent généralement avec une radio. Ils n’y arrivent jamais. Ils décident alors sans forcément demander l’avis du client de casser la porte à la perceuse ou à la scie-circulaire. Contrairement à ce qu’oblige la loi, ils font systématiquement signer le devis après intervention et non avant. Et annoncent le prix ensuite.
Sur place, ils sont prêts à dégainer le TPE dès que la victime est ferrée. Ils connaissent tous les plafonds bancaires des différentes modèles de carte et font en fonction, plusieurs débits de quelques centaines d’euros. Ils poussent parfois le vice à accompagner leur victime tirer de l’argent.
C’est la mésaventure de Laure*, une jeune fille de 23 ans fraîchement arrivée à Paris. Après qu’il a défoncé sa porte, son « serrurier » exige plus de 1 500€. Elle vide ses comptes pour payer mais sa carte de passe plus, il lui manque quelques centaines d’euros. L’homme, avec qui elle est seule dans son appartement, hausse le ton. « Si vous ne payez pas le reste, je retire le barillet de votre porte. »
Il lui intime d’appeler ses proches pour qu’ils lui fassent un virement et lui propose de l’emmener au distributeur le plus proche. Paniquée, elle monte dans sa camionnette. « J’avais peur, j’étais sonnée, j’ai perdu mes moyens. Il était hyper insistant. Quand j’y repense maintenant, je me dis que j’ai été débile. J’ai un peu honte. » La jeune fille est étudiante. Elle a payé 1 573€. « Mon budget pour deux mois », soupire-t-elle.
Honte et culpabilité
La honte de s’être fait avoir est un dénominateur commun à toutes les victimes. « Le processus mis en place par les escrocs est toujours culpabilisant pour les consommateurs, décrypte Loïc Tanguy. Leur technique est claire : empêcher de poser les bonnes questions au bon moment, empêcher d’avoir le comportement rationnel que vous devriez avoir. On est clairement dans de la manipulation. »
Et qu’importe le profil, cela va de la vieille dame esseulée au quinqua costaud, puisque les gens qui font appel à eux sont par définition en situation d’urgence, donc de faiblesse. Frédéric, 48 ans, les a faits intervenir pour une fuite d’eau.
« Quand ils m’ont dit 2 000 € pour le joint changé, j’ai été très surpris mais je ne pouvais pas faire autrement. Ils font signer les devis a posteriori, ils menacent d’enlever la réparation, se rappelle-t-il. On est comme un blessé, on demande d’abord des soins et on réfléchit ensuite. Et après ça, si on ne se renseigne pas, on pense être un cas unique. On n’a pas envie de crier sur tous les toits qu’on s’est fait avoir comme ça. »
Intouchables
Une culpabilité qui marche sur tous les profils et qui confère une sensation d’invulnérabilité aux entreprises frauduleuses. Lorsqu’on a contacté les escrocs parisiens, ils n’ont pas tremblé un instant. Les accusations d’arnaques sur internet ? « Des concurrents malveillants. » Les prix trop élevés ? « L’urgence. » Et quand on leur fait remarquer qu’ils tombent sur le coup de la loi pour de telles pratiques, le ton se fait cassant, voire menaçant. « Ah ouais ? Vous avez des preuves ? Vous allez faire quoi ? Vous paierez plus cher en frais d’avocats. »
« Les mecs se sentent intouchables », estime Louis, stagiaire d’une vingtaine d’années, qui a dû payer près de 2 000€ en juillet, l’équivalent d’un mois et demi de salaire qu’il rembourse encore aujourd’hui. Le jeune homme les a rappelés pour leur annoncer des poursuites devant les tribunaux, ils n’ont pas cillé. A peine lui ont-ils proposé, grands princes, une remise de 300€ en échange d’une promesse d’abandon des poursuites.
Au téléphone, quand elle s’est rendue compte de l’embrouille, Aya aussi les a menacés de suites judiciaires. « Mais vous allez rien faire du tout. Et au pire, quoi ? Vous aurez peut-être une réponse dans deux ans.« Dans deux ans, ils ne seront plus là depuis longtemps.
Entreprises évanescentes, compliquées à faire condamner
De fait, le temps joue en leur faveur. Après six mois, ils ferment généralement la boite pour en ouvrir une autre. « Il y a de vraies difficultés opérationnelles à les faire condamner, confirme Loïc Tanguy de la DGCCRF. Elles sont évanescentes, elles ont de fausses domiciliations et disparaissent très rapidement pour changer de département. Ce sont des entreprises éphémères. »
Or, si la DGCCRF peut distribuer une amende sur la base de flyers, il lui est quasi-impossible de se fonder sur un site, qui respecte souvent la législation sur les publicités commerciales trompeuses, pour condamner ces entreprises frauduleuses.
Par ailleurs, porter plainte est le parcours du combattant. Aya par exemple s’est vue refuser sa plainte dans un commissariat. Elle a tenté l’abus de faiblesse : « Vous n’êtes pas une vieille dame à ce que je sache. Et personne ne vous à forcée. » L’escroquerie ? « Pas de preuve. » Elle a finalement trouvé gain de cause dans un autre commissariat où ils ont accepté sa plainte pour « dégradation de biens ». Qui sera sans doute classée sans suite.
C’est la DGCCRF qui, lorsqu’elle a plusieurs plaintes, constituent un dossier à partir lequel un procureur décide ou non d’engager des poursuites. Mais la plupart des personnes interrogées ne savaient que l’interlocuteur était la direction des fraudes. Et, à Paris par exemple, ils sont une équipe de huit. Pour traiter plusieurs milliers de plaintes. Autant dire que les arnaques à domicile ont encore de beaux jours devant elles.
*les prénoms ont été modifiés
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