Exécutée par Gillian Flynn, cette variation sur la série de Dennis Kelly redistribue les visions et résonne de manière troublante avec la situation mondiale actuelle.
Un pot de sel, une bouteille de Javel et une petite cuillère sont alignés sur une table. « Où est Jessica Hyde ? », murmure le tortionnaire à son prisonnier qui n’en a pas la moindre idée. Après trois mauvaises réponses, c’est l’œil arraché que ce dernier parviendra à détacher ses menottes en se déboîtant le pouce.
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Cette scène d’Utopia a valeur de métaphore : il s’agira, pour le personnage comme pour les spectateur·trices, d’opérer un dessillement du regard sur le monde et d’en appréhender les rouages. Quasiment identique à celle de la série d’origine (diffusée à la télévision anglaise entre 2013 et 2014), cette reprise fonctionne également comme un leurre : si elle en préserve la toile de fond – un thriller paranoïaque déplié sur l’horizon d’une apocalypse sanitaire –, la nouvelle version en redistribue les visions tout en jouant avec les attentes de celles et ceux qui ont vibré pour son modèle.
Gillian Flynn trouve matière à une extension de ses obsessions
C’est Gillian Flynn, l’autrice de Gone Girl et Sharp Objects, qui a hérité de ce projet longtemps couvé par David Fincher. Spécialiste des thrillers sophistiqués hantés par des nœuds traumatiques, elle y trouve matière à une extension de ses obsessions : l’apparence et le simulacre, ainsi que la mise en scène ambiguë d’une violence féminine – celle que les femmes subissent, mais aussi celle qu’elles exercent.
C’est Jessica Hyde qui s’en fait ici la dépositaire. Marquée dans sa chair et son esprit par des sévices subis durant l’enfance, elle entraîne dans son sillage vengeur un groupe de geeks obsédés par un roman graphique dessiné par son père, dont le second volume, jamais publié, dissimulerait les secrets d’une vaste conspiration sanitaire.
Au plus près du réel, tout en créant une distance par rapport au récit
Mis à part quelques ajustements scénaristiques, la singularité de cette Utopia 2020 s’exprime sur deux axes, que sa showrunneuse nous a résumés en ces termes : « Sur le plan esthétique, j’avais en tête les thrillers politiques post-Watergate et certains films grand public des années 1980, comme Les Goonies. Je tenais aussi à créer un univers plus réaliste, pour montrer que nous sommes encore plus proches du désastre. »
Si la stylisation y est effectivement tempérée et la menace moins diffuse, le résultat présente le paradoxe de se tenir plus près du réel tout en créant une distance par rapport au récit, soumis à la médiatisation insistante de l’œuvre originale. Malgré l’efficacité d’une intrigue aux ressorts habilement tendus, on regrette que les personnages y soient caractérisés à traits épais et desservis par un surjeu affecté qui peine à nous les rendre attachants. Semées au milieu de la tempête, des touches d’humour artificielles tombent comme un cheveu sur la soupe : le savoir-faire y est, mais la recette ne prend pas totalement.
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“Avec la pandémie actuelle, qui s’est déclenchée après la fin du tournage, certains éléments, conçus comme surréalistes, ont pris une autre teneur”, nous explique Gillian Flynn. “On y parle d’un virus inconnu, des enjeux liés à la commercialisation du vaccin, des angoisses et des fantasmes que provoque une telle crise sanitaire”, renchérit Rainn Wilson, qui interprète le docteur Michael Stearns. A l’instar de cette dimension involontairement prophétique, ce qui fait mouche dans la série semble lui avoir été inoculé à son corps défendant, comme un virus.
Bancal et fascinant
C’est d’abord le tableau d’une Amérique en crise, au système de santé sous-financé et livré à la toute-puissance de multinationales. D’un pays au bord de la dégénérescence, dont la série égratigne les figurations archétypales (exécution sommaire d’une famille de classe moyenne pavillonnaire, mariage noué sur un mensonge…). D’un peuple en crise de croyance qui ne parvient plus à distinguer le vrai du faux, et verse dans les théories du complot – ici à raison, le comics prenant vie et le réel se révélant bricolé de toutes pièces.
Ecrasée par son modèle fictionnel et involontairement branchée au réel, traversée par une violence qui vise juste mais n’imprime pas toujours, Utopia est un objet à la fois bancal et fascinant, à la main maladroite mais à l’œil aiguisé.
Utopia à partir du 30 octobre sur Prime Video
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