Début mai 2018, le numéro des Inrocks conçu par Edouard Louis appelait à la résistance. Quelques mois plus tard, les “gilets jaunes” occupent le terrain politique. Le champ littéraire, lui aussi, manifeste ce changement d’époque.
Alors que depuis le début de l’année toute la presse célébrait le cinquantième anniversaire de Mai 68, Edouard Louis a décidé, quand nous l’avons invité à devenir le rédacteur en chef d’un numéro des Inrocks, que celui-ci, sortant début mai 2018, devait porter sur les possibles d’une révolution aujourd’hui. Après Michel Houellebecq et Virginie Despentes pour leur numéro respectif, il était venu à la rédaction, impressionnant de maturité et d’intelligence, rencontrer l’équipe, détailler son sommaire idéal, discuter des sujets qui devaient tous s’articuler autour d’un même thème : l’insurrection. Mettre le feu, disait-il en insistant pour que ce soit même l’accroche de couverture.
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2018 dans un sursaut insurrectionnel
On dit souvent que les écrivains sont comme des médiums qui captent l’air qu’il fait avant que celui-ci ne se change en temps, en époque. Beaucoup ont égratigné le livre qu’il publiait au même moment, Qui a tué mon père (Seuil), ou comment les mesures et autres réformes prises par les gouvernants meurtrissaient les plus démunis, avaient le pouvoir de détruire leurs vies, leurs corps. Son père ouvrier avait eu le dos broyé par une machine sur son lieu de travail, et avait dû aller balayer les rues, malade, à 40 kilomètres de chez lui, tous les jours, au risque de voir sa santé encore diminuée. Le livre s’achevait sur ce mot : révolution. Quelques mois plus tard, la rue nous prouve qu’il a vu juste, exprimant un sentiment d’injustice et de colère froide que la majorité des Français éprouvent : les “gilets jaunes”, ou le plus grand sursaut insurrectionnel en France depuis longtemps.
Pour nous, Qui a tué mon père s’impose décidément comme le manifeste de l’année 2018, son symbole. Autre emblème, les jurés du Goncourt qui ont choisi d’attribuer, début novembre, le prix à Nicolas Mathieu, tout juste 40 ans, pour son deuxième roman, Leurs enfants après eux (Actes Sud), chronique douce-amère d’une jeunesse laissée pour compte dans l’est de la France, sur fond d’usines qui ferment et de perte de sécurité économique. Un choix qui aura pourtant suscité une petite polémique – auraient-ils dû récompenser l’envoûtant Frère d’âme (Seuil) de David Diop, publié pile au moment de la commémoration du centenaire de l’armistice, qui nous plongeait dans l’enfer de la guerre vue par un de ces jeunes tirailleurs sénégalais envoyés par la France coloniale à la boucherie ?
Renforcer nos libertés
Mais surtout, n’auraient-ils pas dû choisir Le Lambeau de Philippe Lançon (Gallimard), dont les cent premières pages, absolument sidérantes, retracent seconde après seconde l’attentat meurtrier contre la rédaction de Charlie Hebdo auquel Lançon, journaliste et critique littéraire (à Libé), a survécu, mais défiguré ? Le jury s’en est tenu à sa règle (récompenser un roman, non un récit) et a voulu mettre en avant la France d’aujourd’hui, ses maux, ses blessures, et au fond, on ne peut que les en féliciter.
On a choisi de mettre Le Lambeau en numéro un de notre classement – sorti en avril, il est, lui aussi, un symbole
Philippe Lançon aura eu le prix Femina – à un moment, on a rêvé qu’il les reçoive tous, oui ça aurait eu un certain panache de lui attribuer tous les prix. Après tout, il est l’un de ceux qui, le 7 janvier 2015, ont payé de leur vie, de leurs corps, pour notre liberté d’expression à tous, pour notre liberté tout court, et a su, magistralement, dire l’avant, le pendant et l’après de l’horreur. C’est pourquoi on a choisi de mettre Le Lambeau en numéro un de notre classement – sorti en avril, il est, lui aussi, un symbole. Celui de toute une décennie, où nombre de choses qu’on croyait certaines ont basculé, qui s’achèvera dans deux ans.
Célébrer les auteures
2018 a aussi été l’année “post-affaire Weinstein”, l’année qui a suivi l’explosion des plaintes MeToo, ce moment puissant où les femmes ont enfin pu être entendues pour dire : Times up ! Comme par (un triste) hasard, c’est aussi l’année où le prix Nobel de littérature a été annulé pour cause d’affaires de harcèlements sexuels et de viols. Est-ce qu’une femme l’aurait remporté de toute façon ? On en doute – depuis l’année de sa création en 1901, seulement 52 femmes ont reçu le Nobel (tous domaines confondus) pour 842 hommes. Elles ont pourtant, depuis longtemps déjà, une place importante dans le champ de la littérature mondiale, et cette rentrée plus que jamais, ce sont elles, les romancières, qui ont dominé. Nicole Krauss avec le sublime, métaphysique Forêt obscure (L’Olivier), autour du mal-être de notre époque en même temps qu’un malaise plus existentiel, intime, atemporel ; Aurélie Filippetti et Les Idéaux (Fayard), plongée à peine romancée dans la classe politique française, à vous glacer le dos ; et puis Rachel Kushner avec Le Mars Club (Stock), Nathalie Léger avec La Robe blanche (P.O.L) et Emmanuelle Bayamack-Tam avec Arcadie (P.O.L). Concernant ces deux dernières, notre grand regret, c’est de ne pas avoir pu féliciter leur éditeur de leurs succès.
…et les disparu.e.s
En effet, 2018 s’est ouverte avec la mort de l’un des plus grands éditeurs du siècle, Paul Otchakovsky-Laurens, merveilleux et exigeant découvreur de talents dans la maison qu’il avait créée à ses initiales (P.O.L), suivie de celles d’une immense plume du journalisme et de la narrative nonfiction, Tom Wolfe, et d’un géant de la littérature américaine, Philip Roth. Enfin, c’est l’une des derniers témoins de la Shoah, l’écrivaine et cinéaste Marceline Loridan-Ivens, qui est décédée à 90 ans le 18 septembre 2018. Je me rappelle l’avoir croisée lors d’un festival littéraire en province il y a quelques années. Une petite femme à la rousseur flamboyante amoureuse de la vie, pétillante d’énergie, commandant un énième verre de vin blanc en s’allumant une énième cigarette, la voix gouailleuse et l’éclat de rire à fleur de lèvres. En ces temps troublés, avec futur incertain à la clé, souvenons-nous d’elle comme d’un modèle à suivre.
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