Le 4 novembre, le Goncourt ouvrira le bal des prix et boostera les ventes de l’heureux élu. A dix jours de ce moment très attendu, enquête sur le rituel très français de la rentrée littéraire.
En septembre 2018, dans le monde de l’édition parisienne, nombreux étaient ceux qui semblaient prêts à se pendre, tant les chiffres de vente étaient catastrophiques. Au point que l’on pouvait se demander s’il ne fallait pas en finir avec cette habitude française de condenser en automne un flot de publications et de tout miser sur l’obtention d’un grand prix. Du coup, la rentrée 2019 était attendue avec une certaine fébrilité. Bonne surprise, ça va mieux. Dès le printemps, les libraires se sont montrés plus enthousiastes, car cette année l’offre est plus variée et compte un certain nombre de livres de bonne tenue, sans que l’un d’eux n’écrase tous les autres, selon les professionnels contactés. Il faudra attendre Noël pour tirer un vrai bilan de la saison, les achats se concentrant de plus en plus tard, le dernier week-end avant les fêtes. Mais, même si ça va mieux que l’an dernier, l’heure n’est pas pour autant à la forfanterie : les ventes s’érodent de façon chronique. Et le rituel de la rentrée peut être vu comme un événement contre-productif.
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C’est ce que semble penser Hugues Jallon, patron du Seuil : « Je viens de la non-fiction, ce n’est pas que je découvre, mais je suis assez étonné et embarrassé par ce modèle de rentrée littéraire à la française, qui concentre le chiffre d’affaires en fin d’année et le rend dépendant de la loterie des prix. » Selon Vincent Monadé, directeur du Centre national du livre (CNL), ce n’est pas la rentrée littéraire en tant que telle qui pose problème, mais le fait qu’elle ait peu à peu avancé dans la saison : « Le concept d’une rentrée qui commence le 17 août, quand tout le monde est encore en vacances, j’ai toujours eu un doute. Je la verrais plutôt le 5 septembre, cela correspondrait plus au rythme de vie des gens. »
Une formidable caisse de résonance pour les auteurs
Cela dit, beaucoup de professionnels soulignent que la rentrée constitue une formidable caisse de résonance pour les auteurs. Notamment parce que, dès le printemps, des réunions avec des centaines de libraires sont organisées sur tout le territoire. Frédéric Martin, directeur du Tripode, présente un seul titre cet automne, De pierre et d’os de Bérengère Cournut, qui vient de décrocher le prix du roman Fnac. Il avoue apprécier l’exercice : « Vous savez que les libraires vont être sollicités partout. Vous avez très peu de temps pour leur donner envie de lire. Il faut parvenir à incarner quelque chose de sensible ; ce sont des moments très intenses, comme un 100 mètres. Après des semaines de travail, tout va se jouer en quelques minutes. »
Alix Penent, directrice éditoriale chez Flammarion, relève l’ampleur de la mobilisation autour de la rentrée : « Je trouve ça très excitant. C’est un moment que tout le monde attend, qui peut être évoqué au JT de 20 h – ce n’est pas rien de faire de la littérature un sujet national. » Pourtant, compte tenu du grand nombre de titres publiés en même temps, le risque est grand pour les auteurs. Alix Penent le reconnaît : « Quand rien ne s’est passé entre le 20 août et le 20 septembre pour un livre, c’est fini. La fenêtre est très réduite. » Cette rapidité apparaît comme un contresens, puisque installer un titre peut parfois prendre plusieurs mois.
“La première chose à faire est de déterminer une stratégie de sortie” – Manuel Carcsassonne, Stock
En tout cas, loin d’être passé de mode, le phénomène de la rentrée est plébiscité par les jeunes générations. Beaucoup plus que par le passé, les primo-romanciers veulent absolument en être. Peut-être parce qu’ils sont des enfants de la Star Ac et des possibilités de célébrité immédiate. « Même ceux qui n’y connaissent rien à rien veulent être dans la rentrée. Ce n’était pas comme ça avant », confie un bon connaisseur du milieu, écœuré. Les éditeurs s’en désolent. Ainsi Manuel Carcassonne, qui dirige Stock, toujours dans la course du Goncourt avec La Part du fils de Jean-Luc Coatalem, décrit les primo-romanciers « comme des animaux qui voudraient aller à l’abattoir. Je leur dis : ‘Pourquoi ne pas plutôt réfléchir ensemble s’il ne vaut pas mieux attendre janvier ?’ Mais ils pensent tirer leur épingle du jeu. Alors que la première chose à faire est de déterminer une stratégie de sortie. »
Force est de constater qu’être dans la rentrée peut constituer un sacré tremplin pour un premier roman, car les jurys de prix semblent atteints de jeunisme. Désormais, ils font de la place aux petits nouveaux dans leur sélection. Les exemples ces dernières années ne manquent pas : Gaël Faye, Adeline Dieudonné, Pauline Delabroy-Allard, et aujourd’hui Victoria Mas. Cela dit, sur les dizaines de premiers romans alignés à la fin du mois d’août, un ou deux maximum vont connaître ce fabuleux destin.
“La vie littéraire en France a tendance à se réduire aux prix”
Les prix, voilà le grand enjeu de l’automne. C’est à cause ou grâce à eux que la rentrée littéraire existe, et ils ont apparemment toujours autant d’influence (voir encadré). Olivier Cohen, directeur des Editions de L’Olivier, remarque : « Les prix sont considérés comme le moyen le plus important pour être légitimé en tant qu’écrivain. Le problème, c’est que la vie littéraire en France a tendance à se réduire à eux. Elle donne l’impression depuis un certain temps de n’exister qu’entre le 15 août et le 4 novembre. C’est aberrant. » Auprès du public, les prix continuent à agir comme un conseil pour choisir les cadeaux de Noël. La bonne nouvelle, c’est que depuis quelques années les grands prix ont pu sélectionner voire récompenser des livres publiés chez de petits éditeurs, ce qui peut changer leur vie. L’an dernier, le Renaudot est ainsi allé au Sillon, de Valérie Manteau, publié au Tripode.
Toutefois, les pratiques culturelles se transforment, questionnant la pertinence des habitudes éditoriales en général et celle de la rentrée de septembre en particulier. Les « grands lecteurs » se font rares, ceux qui achetaient un ou plusieurs livres par mois, et leur disparition a des conséquences sur les chiffres des ventes. On pointe la concurrence des séries : leur nombre a explosé et elles ne sont plus regardées exclusivement par des ados.
Cela dit, tous les livres ne souffrent pas, puisque les gros best-sellers se vendent de plus en plus. Amélie Nothomb en septembre gambadait à 146 000 exemplaires avec Soif (Albin Michel), quand son poursuivant le plus proche à l’époque, Jean-Paul Dubois et son Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon (L’Olivier), culminait à 41 000. L’écart se creuse, et les auteurs dont la moyenne des ventes se situe à quelques dizaines de milliers d’exemplaires perdent des lecteurs.
« Certains romanciers aujourd’hui vendent 40 à 50 % de moins qu’il y a vingt ans » – Olivier Cohen, éditions de L’Olivier
« Certains romanciers aujourd’hui vendent 40 à 50 % de moins qu’il y a vingt ans », confie Olivier Cohen. Ce que confirme Vincent Monadé du CNL : « Le milieu de chaîne est impacté, ceux qui faisaient 25 000 à chaque sortie. Aujourd’hui, même s’ils peuvent faire un coup à 80 000, ils peuvent ne rien faire du tout derrière, il n’y a aucune assurance. On ne peut pas lutter contre ce phénomène de best-sellarisation. » Et la non-fiction prend de plus en plus de place, au détriment du roman, particulièrement dans cette rentrée littéraire : Thomas Piketty est une des stars de l’automne avec son Capital et Idéologie publié au Seuil et Hugues Jallon confirme qu’il rencontre un succès spectaculaire, tout comme le livre d’Edward Snowden, Mémoires vives, qu’il publie également.
Conséquence directe de ce déplacement d’intérêt des lecteurs du romanesque vers le document, les fictions qui se vendent sont celles qui tentent de nous expliquer la société dans laquelle on vit, et peu importe qu’elles soient ou non d’une grande subtilité. Chez Gallimard, on confirme : Le Cœur de l’Angleterre, de l’auteur britannique Jonathan Coe, qui nous raconte le Brexit, et Les Choses humaines, où la romancière française Karine Tuil aborde la thématique du viol, sont les deux titres qui marchent le mieux. Ce qui semble aller de pair avec un certain désintérêt pour le style, car on privilégie le contenu de l’histoire racontée. « La vraie problématique, explique Jean-Charles Grunstein, directeur commercial chez Gallimard, c’est la curiosité. Il faut avoir des lecteurs curieux pour continuer, et il y en a. De jeunes lecteurs lisent énormément, on le voit en littérature jeunesse : d’énormes pavés se vendent très bien. »
”On aura de plus en plus de mal à passer avec des livres de littérature exigeante”
Alors, pour susciter la curiosité, chacun se débrouille. Premier phénomène, que plusieurs éditeurs se targuent d’avoir inventé : on publie moins de titres à la rentrée. Cette année, on a aligné 524 romans, contre 567 l’an dernier ou 659 il y a dix ans. Selon Vincent Monadé, ce resserrement va se poursuivre. Chez Stock, Manuel Carcassonne explique ainsi sa stratégie : « Il faut que l’on fasse moins et mieux. On aura de plus en plus de mal à passer avec des livres de littérature exigeante. Ce qui signifie faire des choix. Aujourd’hui, ça ne suffit plus de trouver un roman pas mal pour le publier. On doit avoir un coup de cœur. Un engagement. »
Chez Flammarion, on joue à la fois sur le resserrement et l’éclectisme : « On soigne particulièrement nos rentrées en mettant des grands noms, des gens qui ont déjà un peu publié et des premiers romans, comme Une partie de badminton d’Olivier Adam, La Maison d’Emma Becker et La Chaleur de Victor Jestin. Ainsi il n’y a pas de concurrence entre les titres », explique Alix Penent.
De son côté, Hugues Jallon se montre très direct : « L’enjeu est de préciser sa stratégie dans le champ littéraire. Je ne peux pas entrer dans le détail car ça fait partie de nos petits secrets. Mais c’est important que chaque maison puisse clarifier sa place sur le marché et ait une vision nette de ce qu’elle souhaite faire, et pas tenter tout et n’importe quoi. Il faut que le Seuil, Gallimard, Grasset, que chacun d’entre nous joue dans sa partie. On a tous à y gagner. Ça permet de mieux défendre les livres que l’on publie. »
L’enjeu, encore et toujours, est de faire parler des livres. Outre la presse et les libraires, aujourd’hui on compte également sur les blogueurs et autres instagrameurs, à qui l’on envoie des titres en amont. On organise même des rencontres d’auteurs avec certains d’entre eux. Mais, alors qu’on parle souvent de révolution numérique, les nouveaux médias ne semblent pas avoir particulièrement bouleversé les pratiques automnales.
“Il faut desserrer la contrainte des prix à l’automne”
Beaucoup de professionnels en conviennent pourtant en aparté : la rentrée littéraire crée une accumulation de titres nocive et il faudrait se résoudre à opérer de grands changements, mais personne ne veut s’y coller et chacun laisse cela aux générations futures. Pour Hugues Jallon, il faut d’abord en finir avec la concentration des prix : « Je suis absolument convaincu que si on veut maintenir la qualité de l’édition littéraire en France, il faut desserrer la contrainte des prix à l’automne. Le Goncourt et le Renaudot se tiennent le même jour. Pourquoi le Renaudot ne serait-il pas décerné en février ou mars ? Il faut que l’on en discute sérieusement entre nous. »
Mais plus qu’une question de timing, c’est peut-être la façon de faire vivre au public ce rendez-vous d’automne qu’il faut repenser. La rentrée littéraire peut être aujourd’hui vue comme un happening, car la place de l’auteur dans l’espace public est en train de se modifier. Alix Penent le confirme : même si les ventes s’érodent, l’amour de la littérature et des écrivains est toujours là : « Je crois à la pérennité de la chose littéraire, d’autant que je vois combien une maison comme Flammarion reçoit de manuscrits par an. Et dans les festivals, qui se sont multipliés, ou les rencontres en librairie, si tous n’achètent pas forcément un livre, on n’a jamais vu autant de gens se déplacer pour aller écouter un écrivain. Ça n’existait pas il y a dix ans. La littérature passionne. » Avec peut-être le risque d’une dérive vers une certaine starisation de l’écrivain, et une marginalisation de celui qui serait peu à l’aise devant un public.
Frédéric Martin souligne une autre problématique, celle de l’accès à la lecture qu’il faudrait repenser. Il vient de créer une appli gratuite, L’Ovni, florilège de formes littéraires courtes à lire sur téléphone portable. « Lorsque les gens achètent un livre, ils dépensent de l’argent pour un truc dont ils ne connaissent pas le contenu. Demander de mettre 19 euros à l’aveugle, c’est un pari que l’on réussit pour l’instant. Les nouvelles générations ont accès à la musique et à l’image d’une manière illimitée pour un prix dérisoire, nous ne pourrons pas miser éternellement sur des livres aussi chers. »
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