En 2018, l’expression musicale francophone s’est recentrée sur l’introspection pour finalement trouver dans le concert et l’expérience collective une forme d’exutoire toujours plus fervente. Un réajustement qui trouve même un écho dans langage rock et jubilatoire imposé par Idles. De là à imaginer Joe Talbot chanter « Djadja » sur la route de 2019…
“On ne fume plus ici, l’époque de Gainsbourg est loin derrière nous !” En coulisses, les serveuses de l’Olympia s’amusent à distribuer les blagues en même temps que les bières et les coupes de champagne. Sur scène, à quelques mètres de là, Flavien Berger libère les toutes dernières notes d’un concert forcément particulier. Avec la sortie de Contre-temps, le musicien a subtilement déplacé les espoirs nés d’un début de carrière passionnant fait d’expérimentations et d’improvisations. Il apprivoise désormais une posture de chanteur beaucoup plus assumée, sans toutefois renier cette invariable capacité à célébrer l’instant, tout en l’anticipant. Cet étrange croisement entre la poésie de l’imprévu et du pressentiment est au cœur de la fascination exercée par le nouveau disque de Flavien Berger.
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Si vous êtes un.e habitué.e de ces pages, vous n’aurez pas grande surprise à découvrir que Contre-temps est très, très bien classé dans notre top 100 des meilleurs albums de l’année (le classement intégral sera révélé le 21 décembre). Une aventure que l’on n’a pas fini de parcourir dans les moindres détails afin de découvrir tous les mirages dessinés aux quatre coins de Castelmaure, Rétroglyphes, Brutalisme, Hyper Horloge ou encore Dyade.
Aussi abstraites par endroits que précises et évocatrices l’instant suivant, les nouvelles chansons de Flavien Berger ne se contentent pas d’entrechoquer l’intimité du chanteur avec les souvenirs des personnes venues l’acclamer. Elles résonnent surtout avec le principe de dévoilement, voire de mise à nu, qui rassemble certains des plus gros succès discographiques francophones des derniers mois.
2018 en catchana
De Damso à Eddy de Pretto en passant par Orelsan, Aya Nakamura ou encore Lomepal, l’impression d’assister à une longue séance de confessions intimes plaquée sur disque occupe autant l’esprit que le refrain démoniaque de Djadja après une seule écoute. Le point commun entre un Flavien Berger, un Damso et une Aya Nakamura étant naturellement lié au fait que l’on n’a pas besoin de tout saisir d’un texte pour l’apprécier et le chanter à tue-tête.
Alors que Flavien se retranche derrière le filtre des métaphores et de l’abstraction, Nakamura popularise des expressions que tout le monde reprend sans forcément en comprendre le sens. On vous a vus rechercher “en catchana” ou “la mort ou tchitchi” sur Google. Mais au lieu d’éplucher la carrière de Niro ou de mesurer la puissance des stéréotypes coloniaux dans des dessins animés d’un autre siècle, checkez plutôt le très cool papier de Yard sur le sujet.
Quant à Damso, il continue à construire sa discographie comme un immense puzzle de mots et de pensées à assembler (ou pas). “Dès mes débuts, j’ai dressé le compte du nombre d’albums et de titres que je ferais”, nous confiait le rappeur belge au mois d’avril. “Et avant même la sortie d’Ipséité, je m’étais dit qu’un album comme Lithopédion devrait succéder à un album à succès.”
“On m’a dit de faire un second tube à la Macarena mais je ne fonctionne pas comme ça. Je fais des sons, et peu importe si ça devient des hits ou pas, l’important c’est que ça vienne des tripes. Celui qui écoute ce disque peut dire qu’il me connaît car il y a des mots qui me définissent directement.”
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L’intime et la conviction
Evidemment, au niveau des ventes et des streams, Flavien Berger ne boxe pas dans la même catégorie. Pourtant, il ne devrait pas avoir trop de mal à remplir un deuxième Olympia en à peine quatre mois, avec une seconde date prévue en mars prochain. Comme lui, en 2018, des groupes comme les Pirouettes ou Agar Agar ont joué à guichets fermés dans la salle mythique du boulevard des Capucines. Preuve qu’à une époque où la dématérialisation n’est plus une crainte mais un modèle économique installé, les concerts représentent une expérience physique de plus en plus nécessaire.
S’il n’est pas obligatoire de vendre des dizaines de milliers d’albums pour remplir des grosses salles, 2018 aura encore une fois démontré que le rap est le seul genre musical capable de transformer des initiatives indé en phénomènes populaires de grande ampleur. Dans les salles comme dans les streams. Mais plutôt qu’une énième étude de cas sur le thème “comment le rap est devenu la nouvelle pop”, il est surtout intéressant de constater à quel point les rappeurs s’affirment désormais comme l’antidote salutaire d’une chanson française souvent incapable de visiter l’âme humaine en profondeur, qu’il s’agisse de fragilité, de sincérité ou même de la plus insoutenable des violences. C’est, en substance, ce que nous disait Philippe Katerine il y a quelques semaines en évoquant l’un de ses morceaux préférés de l’année, le troublant Julien, où Damso ose aborder le tabou de la pédophilie.
https://www.youtube.com/watch?v=vjE4QClI9J8
Philippe Katerine : “J’adore ce titre. La délicatesse, la douceur. Son flow. Je trouve ça très fin, la manière dont il aborde le sujet le plus dur qui soit. Et même si l’on reste en surface, en faisant abstraction du thème, je trouve que c’est une super mélodie. Je suis très imprégné de rap en ce moment. Ça doit faire quatre ou cinq ans. Les rappeurs racontent des choses que peu d’artistes osent aborder aujourd’hui.”
“Reconnaître la réalité de l’homme, jusque dans ses pires travers, par exemple. Ils écrivent à cœur ouvert, avec du courage et de l’intime. Moi, ça me comble étant donné que je suis voyeur. Dans le même temps, certains chanteurs français ne montrent que leur côté le plus charitable. Et ça, c’est une vraie maladie.”
L’autre remède passe évidemment par le rock, qui domine largement notre classement des meilleurs albums de l’année, du retour somptueux de Cat Power qui nous recevait chez elle, à Miami, au mois d’août, à l’incroyable réinvention des Arctic Monkeys sur leur sixième album Tranquility Base Hotel + Casino.
Mais s’il ne devait rester qu’un seul cri, un seul manifeste, un acte de résistance en ces temps troublés, l’engagement et la bienveillance extatique d’un groupe comme Idles pourrait servir de modèle et de catalyseur à n’importe qui. Auteur de l’un des grands disques rock de l’année et de concerts toujours brûlants, le groupe de Bristol posait en couverture des Inrocks cet été pour rappeler quelques fondamentaux à tout le monde, nous compris. Joe, le leader, en profitait d’ailleurs pour livrer sa définition du mot pop histoire d’embarquer tout le monde dans son intime conviction :
“La musique et la culture du divertissement en général aujourd’hui t’obligent à atteindre une certaine forme de perfection et te font culpabiliser si tu échoues. Ce que j’avais envie de dire, c’est que la perfection n’existe pas et que personne n’est parfait. Il y a même une véritable beauté dans la normalité.”
“La musique pop, par définition, c’est la musique que les gens aiment. C’est certain que si être pop c’est se conformer à l’idée que le public se fait de ce que doit être la musique populaire, rien ne changera jamais. Si tu veux avoir plus de succès, sois meilleur dans ton propre langage et change le paradigme de ce que veut dire être pop.” Oh Djadja !
Azzedine Fall
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