La vie banlieusarde d’un adulescent sous bracelet électronique portée par une interprétation lumineuse et un metteur en scène pointilliste et subtil.
Certains films sont des lignes droites. D’autres, des courbes ou des spirales.
D’autres encore des zigzags, ou pourquoi pas des rubans de Möbius… Sollers Point, lui, est autre chose : des points de suspension. Comme
les trois précédents et déjà magnifiques films de Matt Porterfield, c’est dans
les interstices entre les trois petits points que se niche le regard du cinéaste,
et que vivent ses personnages, dont le destin semble toujours suspendu
à un fil narratif si fin qu’il menace de rompre à tout instant. Art délicat et de plus en plus rare, surtout en Amérique (un peu moins en Asie), que maîtrise désormais à la perfection ce natif de Baltimore, où non seulement il a tourné tous ses films mais qui, de surcroît, donne à ces derniers leur titre : comme Hamilton et Putty Hill, Sollers Point est en effet un quartier de la plus grande ville du Maryland.
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Dans une de ces banlieues infinies vit Keith, Adonis qu’on découvre d’abord affalé dans sa chambre (l’intense McCaul Lombardi, révélé par American Honey et Patti Cake$), écoutant du metal crachoté par une vieille chaîne hi-fi, que viennent concurrencer le souffle asthmatique de la clim et les crissements des grillons. C’est l’été, il fait 35 °C, et les possibilités sont minces lorsqu’un bracelet électronique vous enserre la cheville. Alors Keith se la joue cool, cherche mollement du travail sous le regard réprobateur de son père, ancien métallo au chômage (Jim Belushi, de retour en grâce depuis Twin Peaks et Wonder Wheel), tente de recoller les morceaux avec son ex-petite amie amère (Zazie Beetz, star en puissance remarquée dans Atlanta et Deadpool 2), traîne au strip-club en plein jour, dragouille, rend visite à ses potes, à sa grand-mère (Lynn Cohen, Madga de Sex and the City, ici bouleversante), et tâche d’éviter, assez peu efficacement il faut bien dire, de recroiser ceux qui lui ont valu ses démêlés avec la justice. Pour quel motif d’ailleurs ? On ne le saura jamais précisément, et qu’importe : cela restera gisant entre les points de suspension, comme à peu près tout le reste.
Car chez Porterfield, c’est lorsque rien ne se passe que tout advient.
Ses récits troués, enroulés autour
de drames connus à l’avance – en l’occurrence celui du petit malfrat tenté par la rechute – et subtilement striés d’enjeux politiques (tensions raciales, déclassement social) sont une matière mate, mais qu’il fait briller de mille feux par son attention aux détails, par son sens du cadre, de la lumière. Il y avait un risque que son cinéma s’affaisse après le départ de son chef op historique, le génial Jeremy Saulnier (également réalisateur de Blue Ruin, Green Room, bientôt Hold the Dark), or c’est tout le contraire : le nouveau, Shabier Kirchner, fait vibrer chaque plan d’une intensité folle. L’événement paraît pouvoir surgir de partout, à chaque instant. Et Keith, flottant sous l’emprise de forces contraires, aimante la caméra sans que l’on sache très bien, durant la projection, par quel miracle sa trajectoire peut raconter tellement avec si peu. Ainsi, se remémorant d’autres petites frappes mythiques, filmées dans un esprit similaire par le grand Hou Hsiao-hsien, l’on se dit que ce film-ci aurait aussi bien pu s’appeler : Goodbye Sollers, Goodbye.
Sollers Point de Matt Porterfield (2018, E.-U., 1 h 41)
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