Héritier de Coppola et du Nouvel Hollywood, James Gray résiste à un cinéma de stars, aux ordres des studios. Dans son nouveau film, « La Nuit nous appartient », c’est encore l’histoire qui a le premier rôle.
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C’est un grand roux, avec une allure d’étudiant sérieux, très doux, très posé, un cinéaste encore jeune, né en 1969, à l’aube du Nouvel Hollywood, au moment où débutait la génération des Coppola, De Palma, Scorsese, Lucas qui allait marquer profondément sa vie de spectateur. James Gray est un des rares cinéastes américains de son époque et de son âge qui refuse la loi des blockbusters, la norme des effets spéciaux à gogo (il les utilise aussi, mais comme un moyen au service d’une histoire plutôt que comme une fin en soi) et qui s’inscrit aussi clairement dans le sillage d’une conception du cinéma qui privilégie le récit, les personnages et une certaine mélancolie sur la gonflette spectaculaire, vision superbement concrétisée par La Nuit nous appartient. Cela fait de Gray un cinéaste un peu inactuel, ou plutôt éternel, porteur d’une singularité en creux qui nous plait.
Il parle ici des difficultés à faire advenir son idée du cinéma dans le contexte actuel, de la tragédie grecque, de Visconti et de Kurosawa, et certains de ses propos résonnent étrangement avec ceux de Pascale Ferran, et moins étrangement avec ceux de l’un de ses modèles, Francis Ford Coppola, confirmation non concertée d’une filiation artistique et d’une proximité intellectuelle très fortes.
Pourquoi avez-vous pris autant de temps à enchaîner un film après The Yards ?
James Gray – D’abord, j’ai mis du temps à écrire La Nuit nous appartient, presque deux années de 2000 à 2002. Ensuite, le système de production du cinéma américain n’est plus du tout orienté vers les scénaristes-réalisateurs qui entendent faire des films personnels. Ce que le système désire, c’est une formule qui marche, un réalisateur salarié aux ordres, un casting de stars. Evidemment, cet état des choses m’a retardé. Et puis le film était écrit pour Joaquin Phoenix, et il n’était pas considéré comme « bankable », jusqu’à Walk the line. Indépendamment de toutes ces raisons, c’est de toute façon très difficile de faire un film ! Par exemple, quand vous sortez dîner avec quatre ou cinq amis, c’est compliqué de choisir le restaurant qui convient à tous. Alors imaginez ce que c’est de maintenir ensemble pendant plusieurs mois 150 personnes sur un projet… Si un producteur me disait, tiens, voilà l’argent, vas-y, je ferais un film tous les deux ans. Mais ce n’est pas si facile. Cela dit, le temps fut si long entre The Yards et La Nuit… que j’ai écrit un autre scénario dont je commence la production d’ici la fin de l’année. Pour une fois, je vais enchaîner rapidement.
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Etes-vous aussi un cinéaste lent, un minutieux ?
C’est vrai que j’aime prendre mon temps, que je suis du genre obsessif. Mais même avec mon rythme, je devrais pouvoir faire un film tous les trois ans et pas tous les sept. En tous cas, je n’aime pas travailler dans la précipitation, et je n’aime pas sortir un film avant d’être satisfait, sans être sûr qu’il soit le meilleur possible. Pour moi, faire un film est une chose importante, pas un simple job. Je m’investis à fond dans mes films.
Vous vous plaignez à juste titre d’Hollywood, mais ne pouvez-vous pas trouver votre écosystème à la marge du système ?
A une époque, beaucoup d’argent de Wall Street était investi dans le cinéma et on pouvait monter relativement aisément des films indépendants. Aujourd’hui en Amérique, vous avez un système pour les blockbusters, et un système pour les petits indépendants. Ce qui manque, c’est le milieu ! Quand je dis « milieu », je ne parle de films de niveau moyen ou de consensus mou, je parle de films de budgets intermédiaires qui allient spectacle et profondeur, moyens financiers et vérité humaine ou sociale. Je pense aux films que faisaient les Coppola, Scorsese, Kubrick, Friedkin… Ces films-là manquent aujourd’hui, le système actuel ne sait plus ou ne veut plus les produire. C’est dommage d’avoir un choix limité entre blockbusters spectaculaires, bien faits mais souvent creux, et films intéressants mais fauchés. Il manque la troisième voie, quand vous avez le contenu et le contenant au top. C’est pour cette idée du cinéma que je me bats. La critique aussi a un peu démissionné, du moins un certain establishment critique. Ces gens-là soutiennent les petits films, mais aussi des gros films comme Transformers qui a reçu de bonnes critiques. Ces papiers disent à peu près, ce film n’avait pas de grosses ambitions artistiques mais j’y ai pris du plaisir. Pourquoi pas, mais c’est dommage, parce que du coup, on ne ressent plus un appel, un désir pour les films artistiquement ambitieux, même du côté de la critique et de la presse.
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Etes-vous un des derniers héritiers du « nouvel Hollywood » ?
C’est mon ambition, mais ce serait présomptueux de ma part de prétendre avoir réussi. Les films du « nouvel Hollywood » sont tellement géniaux que je ne crois pas avoir atteint ce niveau. Mais je vais continuer d’essayer. Le « nouvel Hollywood » n’est pas ma seule influence, j’adore aussi le cinéma européen d’après-guerre, particulièrement les cinémas français et italien. Et j’ajouterais aussi le cinéma japonais. J’espère que mes films sont une résultante plus ou moins inconsciente de toutes ces influences. J’ai envisagé La Nuit… comme un film qui débute dans un réalisme très « nouvel Hollywood » puis bascule progressivement dans le mythe. Je pensais à la façon dont Rocco et ses frères de Visconti passe du néo-réalisme au mélodrame puis à l’opéra, sans que cela ne grève la cohérence du film. Je voulais que le film atteigne vers la fin une dimension méditative et mythologique : Joaquin Phoenix émergeant des roseaux sur fond d’orage et de fumée, ce n’est pas réaliste, c’est de l’imagerie mythologique construite sur une base réaliste. Dans ces scènes finales, il y a du Visconti, du « nouvel Hollywood », et aussi du Kurosawa. Les roseaux, ça vient directement de Ran, de Chien enragé (tous les deux de Kurosawa) et de Soy Cuba de Kalazatov. Quand on est un cinéaste cinéphile, on prend des idées dans tous les films que l’on aime.
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La Nuit... évoque les films de gangsters, les histoires de famille, les tragédies grecques, la Bible, les drames shakespeariens. Aviez-vous toutes ces références en tête ?
Mon intention première était de faire un film à partir d’une histoire archétypale, mythique, certains diraient, à partir de clichés. J’ai pioché dans la Bible, d’où le nom de Joseph pour le personnage de Mark Wahlberg, j’ai pioché dans Henry IV de Shakespeare pour les histoires dynastiques père-fils et les rapports entre frères, etc. J’ai emprunté dans un vaste corpus de sources littéraires classiques pour aboutir à un film que je souhaitais l’antithèse du film de rebondissements et de retournements. Je voulais m’appuyer sur une simplicité, une linéarité, une clarté narrative, afin d’atteindre la dimension mythologique, opératique que je souhaitais. J’aspirais à un film à deux niveaux de lecture. Une histoire de surface : un homme veut venger son frère et son père attaqués par la mafia, etc. Et puis un niveau plus enfoui, plus profond : l’histoire d’un homme qui atteint une certaine rédemption sociale et filiale mais en échange d’un renoncement à son âme, à ce qui fait son identité. Il renonce à lui-même, il perd tout, pour être celui que voulait son père : c’est une histoire très triste, tragique.
On touche là au cœur de votre film et à ce qui lui a valu quelques sifflets à Cannes : c’est une tragédie, mais certains semblent l’avoir vue comme une sorte de plaidoyer pour le retour à l’ordre et à la Loi de la société, de la police et du père.
Cette ambiguité me va. Si un film ne signifiait qu’une chose unique, s’il n’autorisait qu’une seule lecture, ce serait un tract de propagande. On peut faire ces deux lectures, j’aime bien ça. J’ai ma propre lecture du film, mais je ne vais pas vous l’imposer. Une fois que le film est diffusé, il ne m’appartient plus. Mais regardez bien le visage de Joaquin Phoenix dans les dernières scènes et il vous aidera à deviner ma lecture du film et ce que j’ai voulu raconter.
La société peut dire de Bob (Joaquin Phoenix), oh, il est devenu un bon flic. Mais nous, spectateurs du film, nous savons qu’il n’est plus le même homme et qu’il ne devient pas ce qu’il est profondément. Son frère se fait tirer dessus, son père est assassiné : ça me semble difficile de réduire cette histoire à simplement un voyou qui devient un bon flic. Mais c’est délicat pour moi de faire ces commentaires parce que je suis l’auteur du film.
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Comment expliquez-vous ou ressentez-vous les sifflets de Cannes ?
Ils venaient probablement des critiques américains si j’en crois leurs papiers. Ils ne traitent pas le cinéma comme un art mais comme une distraction. Ils ne semblent pas sensibles à une narration un peu complexe. Où alors, ils ont perdu la forme à force de voir des blockbusters aux narrations pauvres. A moins que mon film ne soit vraiment mauvais et que mon ego m’empêche d’être lucide ! Toutes les hypothèses sont possibles. Mais siffler un film n’est pas très élégant : même si on ne l’aime pas, pourquoi avoir besoin de l’exprimer bruyamment ? Pourquoi mettre au courant le reste de la salle ? L’histoire du cinéma nous enseigne que les sifflets à la première d’un film sont ridicules, que le temps réévalue souvent de tels films. Little Odessa a été sifflé, The Yards aussi, ça va, je suis habitué, je m’en fiche, du moment que ça crée du débat autour des films. Si mes films faisaient l’unanimité, peut-être cela me gênerait encore plus. Quand je pense aux controverses suscitées par Apocalypse now ou par les films de Kubrick, je suis en bonne compagnie.
Votre personnage perd tout, mais il n’a pas le choix car il est trahi par sa famille d’adoption qui lui a toujours caché sa facette mafieuse.
Oui, c’est comme dans les drames de Shakespeare. Quand le prince devient roi et que son ami Falstaff veut aller faire la fête avec lui, il ne reconnaît plus Falstaff parce qu’il est roi. Ce genre de changement est puissant, et c’est pour ça que Shakespeare était un tel génie. Selon moi, le fondement de toute histoire puissante, c’est de plonger les personnages dans des dilemmes sans porter de jugement moral. Par exemple, dans une pièce mineure de Shakespeare, Mesure pour mesure, un jeune homme est condamné pour avoir eu un enfant en dehors du mariage. Dans la Venise du XVIème siècle où se passe la pièce, la loi dit que les pères d’enfants naturels doivent être condamnés à mort. C’était la lettre de la loi, mais dans les faits, personne n’était condamné à mort. Un juge jeune et ambitieux tombe sur ce cas et décide qu’il va être le premier à faire appliquer la loi et à exécuter le père de l’enfant naturel. Celui-ci contacte alors sa sœur, la sœur va voir le juge et lui dit, épargnez mon frère, personne n’est condamné à mort pour un tel crime. Le génie de Shakespeare, c’est que cette sœur est une nonne, une bonne sœur, et le juge la regarde, la trouve jolie, et dit, d’accord, je veux bien épargner votre frère mais vous devrez coucher avec moi. C’est un nœud narratif génial, un vrai dilemme. Shakespeare ne juge pas le personnage de la sœur, il se contente de la placer face à un choix extrêmement difficile : soit elle, sa foi et sa raison d’être, soit la vie de son frère. J’ai essayé de bâtir ce genre de dilemme pour Bob/Joaquin : il doit choisir entre la vie de ses proches et son mode de vie. Et j’ai essayé de ne pas le juger.
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La photo du film est très parlante, par exemple au début, avec les couleurs chaudes du nightclub et les couleurs froides de la fête policière.
C’était l’idée. Faire du nightclub un monde sexy, opulent, festif, avec des couleurs rouges, dorées, et filmer par contraste le commissariat comme une morgue, un lieu mort, avec des dominantes bleues, grises, légèrement surexposées. C’est aussi pour ça que je ne comprends que certains puissent voir ce film comme pro-policier. Bref… Nous avons travaillé ces contrastes également dans les costumes, avec la chemise rouge de Joaquin. Si la boite de nuit avait été un bouge sordide, cela aurait tué la dramaturgie de l’histoire. Mais quand on voit le côté jouisseur, soyeux et séduisant du monde de la boite, on comprend les enjeux du film et du personnage.
C’est un film sur le destin, qui interroge l’idée de liberté.
Le destin est un thème central des tragédies grecques et des drames shakespeariens. Il y a aussi une conception moderne du destin, à la fois politique, économique et historique. Un philosophe comme Althusser a réfléchi sur l’appareil idéologique des états, qui influencent votre libre-arbitre. Est-on libre, ou est-on une victime de l’idéologie dominante du lieu et du temps dans lequel on vit ? Les tragédies grecques et les philosophies contemporaines peuvent se rejoindre sur le concept de liberté et de destinée. Je crois qu’on détient chacun une part de liberté, mais dans un cadre limité, et je pense que les individus maîtrisent moins bien leur destinée qu’ils ne le croient ou aimeraient le croire. Le hasard, la chance, la malchance, jouent un rôle énorme dans chaque parcours individuel. C’est inquiétant de penser à cela, mais c’est ainsi. Cette idée de destin est au cœur de ma réflexion sur les existences individuelles et sur la façon dont le monde évolue. Prenons un exemple très prosaïque : conduire une voiture ne fait pas peur, alors que prendre un avion peut faire peur. Pourtant, les statistiques prouvent que l’avion est plus sûr que la voiture. Pourquoi alors avoir peur en avion et pas en voiture ? Parce qu’en avion, on est totalement à la merci du pilote et de la technologie, alors qu’en conduisant, on maîtrise. Mais cette sensation de maîtrise est une illusion : un autre conducteur ivre peut vous rentrer dedans. Cette idée de ne pas maîtriser sa destinée, est difficile à accepter, parce que l’idéologie dominante vous martèle que vous êtes libre, que vous contrôlez votre vie. La liberté individuelle est le coeur de la gestalt américaine. Alors quand vous la mettez en doute, vous vous exposez à de gros reproches.
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La figure du père en tant que figure de la Loi est centrale dans vos films. Etes-vous influencé par une gestalt juive ?
(silence)… Je suis d’origine juive, mais je ne suis pas religieux, je ne pratique pas, je suis athée. Je pense même que la religion est une chose ridicule, c’est une version des contes de sorcières. Cela étant précisé, il existe une culture juive, qui n’est pas liée à une croyance religieuse. A quel degré cette culture juive est présente dans mes films ? C’est difficile d’avoir du recul sur son propre travail et c’est à vous, critiques et spectateurs, de me dire s’il y a une part de judéité dans mes films. Ce que je peux vous dire, c’est que mes arrière-grands-parents ont été tués par les cosaques au cours d’un pogrom antisémite. Mes grands-parents sont venus aux Etats-Unis en 1924, leur nom a été abrégé et anglicisé pour devenir Gray. Et mon père m’a raconté comment ma grand-mère se réveillait en hurlant deux ou trois nuits par semaine, toute sa vie durant. Même si mes grands-parents se sentaient globalement en sécurité aux Etats-Unis, ils étaient hantés par le pogrom, par une insécurité existentielle impossible à effacer. Ils avaient tendance à se réfugier au sein de leur foyer et s’ouvraient peu au monde extérieur. D’une certaine façon, ils n’ont jamais été complètement assimilés, ils ne sont jamais devenus pleinement américains. Mes grands-parents, sans aller jusqu’à la paranoïa, étaient craintifs, anxieux. Peut-être que cet état d’anxiété a contaminé mes films parce que je me rends compte qu’ils brossent souvent un état claustrophobique de la famille. Mais c’est un processus inconscient. Mon influence consciente sur La Nuit… était l’Enéide plutôt que ma famille. C’est pour cela que la scène de vengeance entre Bob et Vadim, à la fin, dans les roseaux, est antispectaculaire. Il n’y a aucune beauté dans la vengeance. Je ne voulais pas faire du Dirty Harry, même si j’aime bien le film d’Eastwood. La Nuit… n’est pas un film manichéen, bons flics contre méchants mafieux.
Vous êtes cinéphile. Que regardez-vous aujourd’hui ?
Quasiment jamais la télévision, et moins de films qu’auparavant. J’ai deux enfants en bas âge, ce qui réduit les sorties. Ces dernières années, j’ai du aller voir cinq films par an. C’est étrange, parce que pendant une longue période de ma vie, j’ai du voir dix films par semaine. En ce moment, je lis beaucoup plus que je ne regarde. Mais je pense que je vais bientôt retourner plus souvent au cinéma parce que cette situation ne me satisfait pas. J’ai vu le dernier Bourne, je n’ai pas été convaincu. Matt Damon est très bien, mais ça manque de récit, d’épaisseur narrative, c’est plutôt une suite de scènes spectaculaires. Je n’ai pas senti un personnage qui évolue ou une narration qui se déploie. J’ai aussi vu 300 et j’ai ressenti les mêmes manques : pas de récit, pas de personnage, des coups spectaculaires. Le cinéma américain savait déployer de grands récits, intimes et collectifs, tout en étant spectaculaire. Aujourd’hui, il semble avoir perdu le secret des grands récits complexes, et ça me manque terriblement.
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