Quels sont les besoins qui doivent continuer à être satisfaits et ceux qu’il faut sacrifier pour le bien commun ? Dans son ouvrage “Les besoins artificiels”, le sociologue Razmig Keucheyan engage une réflexion sur les moyens collectifs de remédier à la crise environnementale que nous traversons.
Dans son nouvel essai Les besoins artificiels – Comment sortir du consumérisme ? (éd. Zones/La Découverte), le sociologue et professeur à l’université de Bordeaux Razmig Keucheyan questionne un système en grande partie responsable de la crise environnementale… et pourtant soutenu par la majorité des gouvernements et adopté par nos sociétés depuis plus d’un siècle : le capitalisme.
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De la nécessité de repenser notre rapport à l’achat à l’urgence de distinguer les besoins légitimes par opposition à ceux qui ne le sont pas, l’auteur analyse comment nos besoins sont conditionnés par le consumérisme. Face à l’épuisement des ressources naturelles, il souligne la nécessité de s’organiser collectivement pour sortir de cette prolifération de besoins artificiels qui nuisent à notre bien-être et à notre environnement. Entretien.
Comment distingue-t-on un besoin artificiel d’un besoin authentique ?
Razmig Keucheyan – L’expression « besoin artificiel » a deux sens dans mon livre. Un besoin artificiel est d’abord un besoin suscité par le capitalisme. Le capitalisme est par essence productiviste et consumériste, il déverse sur le marché des marchandises toujours nouvelles, et il faut que nous, consommateurs, nous consommions ces marchandises afin de laisser la place aux suivantes. Et ainsi de suite, à l’infini. Pour cela, ce système induit en nous des faux besoins, pour nous convaincre de les acheter. Si cette dynamique de création de besoins artificiels était enrayée, le capitalisme ne pourrait survivre. Ce premier sens « d’artificiel » est donc négatif.
Mais en un second sens, il ne l’est pas forcément. Certains besoins sont vitaux : se nourrir, respirer, se protéger du froid, dormir… Tout le reste, en un sens, est artificiel, car on pourrait en principe vivre sans. Un exemple : écouter de la musique. Ce n’est pas une condition de la survie, je ne mourrais pas si je n’en écoute pas. En même temps, une vie sans musique serait bien ennuyeuse. Nombre de nos besoins sont artificiels, mais cette artificialité est ce qui fait le sel de la vie.
Le problème, c’est que certains de ces besoins artificiels ont des effets néfastes sur l’environnement. Par exemple, le voyage s’est considérablement démocratisé avec la massification du tourisme dans la seconde moitié du XXe siècle. Plus récemment, les avions low cost ont encore accru cette tendance. Une population nouvelle a eu accès au voyage grâce à ça, mais, d’un autre côté, cette évolution est très néfaste en termes d’émission de gaz à effet de serre. Il faut donc mettre en place une délibération collective sur les besoins, qui permette de déterminer les seuils auxquels ceux-ci vont être satisfaits, ou pas.
C’est l’objet de ce livre : politiser les besoins, se demander comment, dans la transition écologique, on va réussir à trancher entre des besoins légitimes, que l’on va continuer à satisfaire, et d’autres, que l’on va renoncer à assouvir. Tout ceci en restant dans un cadre démocratique, où les choix des individus sont respectés autant que possible.
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La gradation entre les besoins artificiels, qui doivent continuer à être satisfaits, et ceux qui sont néfastes est donc assez subjective. Comment pourraient être définis des besoins qui soient “universalisables”, comme vous l’écrivez, et positifs pour la société ?
La notion de « besoins universalisables » que j’utilise permet d’introduire une méthode pour délibérer sur les besoins. Pour chaque besoin sur lequel on va délibérer, il convient de se demander : “Est-ce que ce besoin peut être satisfait pour tout le monde, de manière égalitaire, tout en respectant les écosystèmes ?” C’est bien connu, ce sont les riches qui polluent le plus. L’humanité ne pourrait vivre en généralisant leur mode de vie, ce ne serait pas soutenable pour la planète.
Je reviens à mon exemple du voyage. Certains préconisent la mise en place de « crédits voyage », une mesure qui aurait des effets vertueux non seulement sur le plan écologique, mais aussi du point de vue de l’égalité. Chaque citoyen aurait droit à un certain nombre de kilomètres – par exemple en avion – par an. Ces crédits seraient distribués à chacun de manière égalitaire, indépendamment de son revenu. Cela permettrait de réduire les émissions de gaz à effet de serre, dans la mesure où cela limiterait les déplacements.
Mais cela conduirait aussi à un rééquilibrage des voyages en termes de classes sociales. Aujourd’hui, les classes dominantes voyagent davantage parce qu’elles ont plus d’argent. Mais dès lors que l’on donne des crédits à chacun indépendamment du revenu, cela démocratise le voyage. C’est donc une manière d’œuvrer conjointement pour l’égalité et la soutenabilité environnementale.
Vous dites dans le livre que nos besoins sont déterminés par la production. Pouvez-vous nous expliquer les rouages entre production et consommation ?
En tant que système concurrentiel, le capitalisme produit des marchandises, sans qu’elles ne répondent à des besoins réels. Il doit donc convaincre les consommateurs que nous sommes de les acheter. Pour cela, plusieurs mécanismes sont utilisés. Le plus puissant d’entre eux est la publicité. Historiquement, les dépenses publicitaires des entreprises ne cessent d’augmenter, les chiffres sont vertigineux.
Un autre procédé est l’obsolescence programmée. Elle consiste pour les industriels à réduire délibérément la durée de vie des marchandises, pour obliger les consommateurs à en acheter de nouvelles. Les industriels pourraient très bien produire des biens durables, ils savent le faire. Mais puisque leurs profits dépendent de la mise sur le marché de produits toujours nouveaux, ils raccourcissent leur durée, de manière plus ou moins frauduleuse. On a tous en tête nos imprimantes ou nos smartphones qui, soudain, cessent de fonctionner, alors qu’ils ont été achetés récemment. Cette obsolescence est non seulement frustrante pour la personne qui possède le produit, mais elle exerce une pression croissante sur les ressources naturelles qui servent à le produire.
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Pour lutter contre cette mécanique, vous proposez un allongement du temps de garantie…
C’est un collectif d’associations emmené par les Amis de la terre qui le propose. 80 % des biens sous garantie sont ramenés au réparateur, alors que quand la garantie est arrivée à échéance, ce chiffre tombe à moins de 40 % (selon l’étude « Allongement de la durée de vie des produits », Ademe, 2016 ndlr). Sans garantie, les gens préfèrent donc racheter une nouvelle marchandise plutôt que de réparer celle qu’ils ont déjà. Plus la durée de la garantie sera allongée – par exemple à dix ans, alors qu’elle est en moyenne de deux ans aujourd’hui -, plus les gens vont réparer au lieu de racheter, et donc le rythme de renouvellement des marchandises sera ralenti. La garantie est une chose toute simple, mais c’est un puissant levier pour transformer l’économie et par conséquent aussi la politique.
Des mesures de plus long terme, comme la création d’associations de producteurs-consommateurs, permettraient également d’enrayer l’apparition ininterrompue de nouveaux besoins artificiels. Actuellement, il y a d’un côté les associations de consommateurs, et, de l’autre, les syndicats, c’est-à-dire les associations de producteurs. Et chacune de ces deux instances vit sa vie de son côté. Mais si on veut vraiment lutter contre le capitalisme, il faut les réunir.
Créer des associations de producteurs-consommateurs permettrait de poser la question des besoins : que produire pour satisfaire quels besoins ? C’est en faisant converger la question de la production et de la consommation que l’on pourra lutter efficacement contre le productivisme et le consumérisme. Ces associations auraient pour vocation d’imposer un contrôle politique sur la production, de ne plus laisser la logique du profit et de la concurrence détruire la nature et le lien social. Cela voudrait notamment dire que la production serait assujettie à des critères écologiques déterminés en amont.
Quels sont les liens entre le capitalisme, les besoins et l’environnement ?
Le prologue du livre porte sur la « pollution lumineuse ». Au XIXe et au XXe siècles, la lumière artificielle était un progrès, car elle permettait notamment le développement de la vie nocturne, une temporalité sociale spécifique, avec des potentialités nouvelles. Mais passé un certain stade, la lumière artificielle se transforme en pollution, et donne lieu à une disparition de l’obscurité. Dans les pays développés, la nuit noire est une expérience de plus en plus rare. Cela montre que la crise environnementale, ce n’est pas seulement la raréfaction des ressources naturelles ou la multiplication des pollutions. Il s’agit aussi une crise dans notre rapport à l’univers qui nous entoure.
Il est assez stupéfiant de se dire que l’obscurité, qui était un des fondements de la condition humaine pendant longtemps, tend à disparaître du fait des niveaux d’éclairage artificiel excessifs dans lesquels nous vivons désormais. Ceux-ci suscitent d’ailleurs des pathologies, notamment du sommeil, puisqu’ils empêchent la synthèse de la mélatonine, ou « hormone du sommeil ». Cela permet de poser la question “De quoi avons-nous besoin ?”, et par exemple “Quels niveaux d’éclairage artificiel sont requis pour préserver l’obscurité ?”
Vous vous appuyez sur les théories de Marx pour faire une analyse de nos besoins et de l’influence du capitalisme sur la crise environnementale. En quoi le marxisme peut répondre à la crise que nous traversons ?
La crise environnementale est le produit du capitalisme industriel, qui s’est développé tout au long du XIXe siècle. Si vous voulez comprendre quelque chose à cette crise, il faut comprendre en quoi le capitalisme détruit l’environnement. Or le marxisme est un outil d’analyse de ce lien. Il montre que le capitalisme est basé sur la logique du profit et de la concurrence « aveugle », une logique qui opère sans autre forme de considération, ni humaine, ni environnementale.
En quoi la lutte contre les besoins artificiels passe par la politique et est indispensable pour répondre à la crise environnementale ?
Fondamentalement, la transition écologique est un problème de réflexion sur les besoins : c’est décider politiquement et collectivement de continuer à satisfaire certains besoins et pas d’autres.
Aujourd’hui, quel est votre regard sur la gestion de la crise environnementale au niveau politique ?
Il est évident que la pression sur les gouvernements doit augmenter parce que seuls, ils ne prendront jamais les mesures qui s’imposent. Heureusement, nous entrons dans une nouvelle phase, dans laquelle de plus en plus de gens ont conscience du péril environnemental. Les mobilisations collectives se multiplient, et il faut qu’elles augmentent encore pour que les gouvernements agissent. Livrés à eux-mêmes, les Etats ne feront rien parce qu’ils sont sous l’emprise d’intérêts privés – ceux des multinationales notamment – pour qui la transition écologique n’a rien d’avantageux.
Les classes populaires sont les premières à souffrir de la crise environnementale. Ce sont elles qui, au premier chef, subissent les pollutions, les catastrophes naturelles, la raréfaction des ressources ou l’effondrement de la biodiversité. En ce qui concerne les catastrophes naturelles par exemple, il est évident que les populations qui sont installées dans les endroits le plus directement impactés – mettons par exemple les ouragans ou la montée du niveau des mers – sont les classes populaires. Le prix du foncier y est plus bas, justement parce que les régions en question sont sujettes aux catastrophes naturelles.
Les plus riches, qui ont les ressources financières pour s’installer dans des endroits protégés, sont relativement épargnés par les catastrophes. Bien sûr, tout le monde respire un air pollué, mais globalement, vous êtes d’autant plus victime de formes de pollutions que vous appartenez aux classes populaires. S’il y a donc une dimension universelle à la crise environnementale, elle est aussi traversée par des inégalités environnementales. Il faut penser les deux aspects.
Les besoins artificiels, Razmig Keucheyan, éd. Zones/La Découverte, 200p., 18 €
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