Ecrivain de l’avant-garde des années 1920, Jacques Rigaut se suicide à trente ans. Une biographie documentée lève enfin le voile sur cette figure légendaire des Années folles et de la contre-culture.
Aristocrate du néant et dandy suicidaire énigmatique, Jacques Rigaut a vu sa brève existence et son cadavre fatal recouverts de tant de prestiges que sa légende a fini par dévorer le peu qu’on savait de lui.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Cannibalisé par André Breton, récupéré par le surréalisme, évoqué dans plusieurs romans et livres de souvenirs des années 1920, mais surtout phagocyté par Pierre Drieu la Rochelle qui le portraitura dans trois textes, dont le célèbre Feu follet, transposé à l’écran par Louis Malle, ce nihiliste qui ne possédait que son désir exerce depuis toujours une fascination extrême sur ceux qui approchèrent sa vie et ses textes.
Des correspondances inédites
Publiés en 1970 par Martin Kay, ses Ecrits anthumes et posthumes accompagnés de lettres inédites ont marqué une date fondamentale dans sa (re) découverte.
S’inscrivant dans les pas de Kay, comme dans ceux de Raymond Cousse avec qui il a écrit Emmanuel Bove, la vie comme une ombre (1994), Jean-Luc Bitton crée aujourd’hui l’événement avec Jacques Rigaut, le suicidé magnifique, monumentale biographie fruit de quinze ans de recherches où plus des deux tiers des informations sont nouvelles.
Car s’il a méthodiquement écumé au Havre, à Yale, à New York et à Paris des fonds d’archives jamais explorés, retrouvé et interrogé des descendants de relations familiales et amicales, Bitton a aussi mis la main sur des correspondances jamais lues et des photos jamais vues.
En résulte une somme passionnante qui réévalue la position capitale de Rigaut au sein du mouvement dada, son rapport central à l’écriture, et dévoile ce que furent ses années new-yorkaises, les coulisses de son mariage avec la richissime Gladys Barber et, grâce à moult détails frappants, nuance de manière tout à fait bouleversante la perception de sa personne comme de son personnage.
Fasciné par l’argent qu’il convoite et méprise
On le savait né en 1898 dans un milieu petit-bourgeois au conformisme suffoquant, en mésentente avec sa famille dont il fait le désespoir et dont il dépendra longtemps. Bitton creuse son enfance et sa scolarité parisiennes, avant de lever le voile sur son engagement volontaire à la guerre que Rigaut trouve d’abord abrutissante puis “épatante, esthétique, lyrique, sportive” sur le champ de bataille.
Il en ressort anesthésié par la perte de son meilleur ami, initié à la drogue et animé par cette singulière énergie négative qui sera son unique force vitale. Toujours tiré à quatre épingles, “beau à couper le souffle” et “souverainement intelligent”, d’après Edmond Jaloux ; de surcroît “extrêmement gai, extrêmement drôle, extrêmement désinvolte” aux dires de son ami Philippe Soupault, Rigaut incarne cependant une figure paradoxale de maverick social.
Phobique du travail salarié et amateur de luxe, fasciné par l’argent qu’il convoite et méprise, il fait ses débuts mondains grâce à son père de substitution, le peintre graphomane Jacques-Emile Blanche dont il devient secrétaire de 1919 à 1923 et à qui il s’attache à vie.
Cultivé et spirituel, il saura toujours séduire des milliardaires des deux sexes, pénétrer les milieux les plus élégants qu’il divertit et parasite. D’un autre côté, trop lucide et sarcastique pour prendre au sérieux quoi que ce soit, totalement dénué d’ambition et provocateur inné, Rigaut sera aussi l’homme des milieux interlopes, alcoolique et noctambule, introducteur de l’héroïne à Paris et dealer.
Incarnation la plus pure de Dada
Pour l’heure, ses premiers Propos amorphes publiés en 1920 disent déjà tout quant à ses thèmes éternels : “l’inversion des valeurs, la dépersonnalisation, une conscience matérialiste des choses et de soi-même, la symbolique du miroir, la démystification des sentiments, de l’amour et l’ennui comme axiome de départ”, écrit Bitton.
Aussi, Dada va-t-il reconnaître en lui son incarnation la plus pure, la voix de sa conscience, le grand “démoralisateur” qui ne cessera de le déborder par sa surenchère sur le rien. Selon son ami Pierre de Massot, il fut “plus dada que dada, un dadaïste merveilleux (…), splendide d’un bout à l’autre”.
Dilettante mais très doué, méprisant l’écriture romanesque tout en maniant l’aphorisme et la logique froide comme personne, Rigaut n’a fait paraître que huit textes de son vivant mais n’a jamais cessé d’écrire, pour lui, sur des feuilles volantes et des bouts de papier.
Symptomatiquement, il cessera de publier après la parution de La Valise vide, premier succès littéraire de son ami Drieu qui le dépeint avec une cruauté non dénuée de jalousie.
Un tragique compte à rebours
Mais il se qualifiera toujours d’author et de writer sur ses visas qui le propulsent à New York en 1923, où il devient l’ami de l’artiste Muriel Draper, travaille chez Jansen puis se lasse. A la suite d’une traversée du miroir physique et métaphysique, véritable suicide symbolique survenu le 20 juillet 1924, il devient son double – “Lord Patchogue” –, et plus rien ne sera jamais comme avant.
Cela ne l’empêche pas de retourner à New York, de se marier, de faire la fête, de divorcer, de se droguer, de rentrer à Paris et de dériver encore et toujours plus dans un tragique compte à rebours soldé le 6 novembre 1929 par une balle dans le cœur.
On apprend qu’il a eu une liaison avec Nancy Cunard, rencontré Mina Loy à Berlin, failli épouser l’ex-femme d’un Vanderbilt, été l’amant de la très dépravée Dolly Wilde (nièce d’Oscar et cousine d’Arthur Cravan), collectionné les boîtes d’allumettes, songé à un business de cartes de visite, tout en se passionnant pour le dressage de puces savantes.
“Je serai un grand mort”, disait-il. Un grand revenant aussi, désormais restitué dans sa modernité inoxydable et sa grâce inoubliable.
Jacques Rigaut, le suicidé magnifique de Jean-Luc Bitton, éd Gallimard, préface d’Annie Le Brun, 720 p., 35 €
{"type":"Banniere-Basse"}