Ses débuts dans la Gazette du cinéma, ses prises de position tardives déjà cinéaste, ses grands textes aux Cahiers du Cinéma : tout y est.
On doit à François Truffaut une affirmation fameuse et néanmoins déprimante : “Aucun enfant ne dira : ‘Quand je serai grand, je veux être critique de cinéma.’ ” Quelle impasse sans joie que de supposer qu’on préférerait être cosmonaute, pompier, voire danseuse nue, plutôt que critique, alors que la bonne critique de cinéma, celle qui fait du bien (ou du mal), est toujours en apesanteur, planante même, et qu’elle consiste souvent à tout incendier dans sa panoplie de cosmonaute pyromane. S’imaginer critique de cinéma, c’est se précipiter dans l’incendie du film pour l’attiser, se jeter, corps à cœur, dans un devenir en devenir.
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Devenir qui est un état d’enfance lorsque le film paraît : émerveillement, allégresse, ou au contraire rage si le “jouet”, le film comme poupée électronique, est moche, trop con, pas un cadeau, ne correspond pas à ce qu’on désirait, sans d’ailleurs savoir ce qu’on désirait, le désir de film coïncidant, quand tout se passe bien, avec une folle incertitude quant à la nature de l’objet désiré.
Qu’est-ce qu’une critique ? Qu’est-ce qu’un film ?
Etablie avec délicatesse et osmose par Miguel Armas et Luc Chessel, l’édition de l’intégrale des textes critiques de Jacques Rivette (augmentée de la réédition d’un entretien avec Hélène Frappat réalisé en 1999) est la preuve par le plein qu’écrire sur le cinéma, c’est se mettre dans cet état d’enfant prématurément mature, à la fois sage et déraisonnable, autrement dit à moitié fou. Mais à moitié seulement, “comme les enfants qui se mettent les mains sur les yeux en écartant un peu les doigts”. Rivette à l’écrit, c’est l’enfance de l’art comme amour chaud et raison froide.
A plusieurs occasions, Rivette se demande : qu’est-ce qu’une critique ? Interrogation pour lui indissociable d’une autre : qu’est-ce qu’un film ? Sa réponse ne varie guère. Une critique, “réfraction dans le milieu verbal”, est bien une œuvre parallèle. Mais elle aurait une faiblesse, Rivette parle même de “défaut” : “être encore faite de mots, soumise à l’analyse et aux contours.” Autrement dit : la critique véritable d’un film ne peut être qu’un autre film. Et Rivette d’affirmer que la seule critique tenable de Jeux d’été de Bergman, c’est le Septième sceau du même Bergman.
On peut comparer cette méthodologie à une autre qui bouleversa le champ de la philosophie et des sciences humaines. Pendant ces années 1950-60 où Rivette écrit et commence à filmer pointe l’idée que, par exemple, les sciences, mais pas seulement elles, n’ont plus besoin d’un discours extérieur, en l’occurrence l’épistémologie, pour exprimer ce qu’elles produisent.
“Un film est un film”, écrit Rivette
Qu’il y a une pensée intra-scientifique. Rivette dit la même chose quoique en se référant plutôt à l’art moderne (Cézanne, Picasso, etc.) : le cinéma se pense lui-même et il est à lui-même sa propre critique. Sauf que la réfraction du cinéma dans la critique est réflexive. Si faire des films, c’est faire de la critique, faire de la critique, c’est aussi faire des films.
Comme l’exprime l’expression courante, aller au cinéma, c’est se faire une toile, et éprouver si la toile tient sur l’écran “comme un tableau tient sur le mur”. Mouvement a posteriori et volontaire car, pendant la durée d’un film, Rivette le rappelle, on a autre chose à foutre qui nous submerge : émotion, transport, flirt, somnolence, rêve.
Rivette écrit comme on pense et pense comme on marche
“Un film est un film”, écrit Rivette. Mais on pourrait dire à le lire : une critique est une critique. Deux fausses tautologies qui ne se regardent pas en chiens de faïence mais plutôt comme des loups-garous d’une même meute. Dans les écrits de Rivette sur le cinéma farandolent des obsessions qui seront quasi en simultané celles de ses films. Par-dessus tout, un goût du désordre organisé.
Rivette écrit comme on pense et pense comme on marche, du côté de Raymond Roussel, qu’il cite parfois. A chaque pas, une nouvelle trace ; à chaque embranchement, une nouvelle hypothèse, jetée en l’air pour voir, au hasard. Et surtout espérer que viennent d’autres pensées qui, à la volée, puissent voler l’hypothèse, métamorphoser la petite monnaie, vraie ou fausse, en louis d’or.
Des critiques de Rivette à ses films, de ses films à ses critiques
C’est l’art poétique de Rivette qui est aussi un art de vivre le cinéma. A propos du Testament d’Orphée de Cocteau, il écrit : “L’absurde et la grâce sont les pile et face d’une même médaille, que le poète lance dans sa nuit et qui retombe en nos ténèbres.”
Des critiques de Rivette à ses films, de ses films à ses critiques, sans qu’on sache jamais où se situe l’amont et l’aval, s’écoule un torrent d’atomes qui tourbillonnent autour de deux brisants : la loi et le secret. Illustration parfaite : Le Pont du Nord, déambulation turbulente de deux femmes, Bulle et Pascale Ogier, davantage sœurs délinquantes que mère et fille, qui complotent en secret contre la loi qui est aussi la condition de leur liberté. Et de quoi parle L’Amour fou, autre film “hors la loi” ? Du monstre Amour, divinité insurrectionnelle qui se débat dans les chaînes de la raison.
Et l’humour toujours en passager clandestin. Rivette, marrant ? Oui ! Bien sûr quand il dégaine le bazooka contre les thuriféraires de la “qualité française” (Gilles Grangier, Michel Audiard et autres, “le cynique qui fait pschitt”), ou lorsqu’il s’emporte contre Lars von Trier, et particulièrement son Europa, “sans doute le film le plus emmerdant de l’histoire du cinéma !”. Mais aussi quand, en 1957, rendant compte d’un festival de courts métrages, il ouvre ainsi son article : “La première vertu d’un court métrage est le plus souvent d’être court.”
Loi, complot, secret, humour. Quatre concepts sorciers qui font la ronde. En conclusion d’un de ses premiers articles (novembre 1950), Rivette écrit : “Le cinéma est un art intérieur, tout s’y rassemble et s’y condense ; l’écran semble bientôt s’être dressé au centre même de l’esprit ; j’y contemple l’univers au plus secret de moi-même.” Un univers à la Dostoïevski, un univers existentiel purement moral qui, par-delà le bien et le mal, n’a de compte à rendre qu’à lui-même. Tout un programme qui devrait donner de l’allant, de l’audace juvénile, à nous autres, critiques d’aujourd’hui, trop souvent tristes sires aux semelles de plomb, orphelins sans univers.
Jacques Rivette – Textes critiques édition établie par Miguel Armas et Luc Chessel (Post-Editions), 480 p., 24 €
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