Au printemps 1968, Steve Ostrow, jeune new-yorkais bisexuel marié à une femme et qui n’a qu’un rêve, devenir chanteur d’opéra, emprunte une somme conséquente à son beau-père et se met en tête d’ouvrir le plus grand et le plus beau sauna gay de New York. Un gigantesque complexe où Steve Ostrow essaie de retrouver “la gloire et la magnificence de l’ancienne Rome”. A l’époque, l’homosexualité est encore illégale et réprimée et la libération homosexuelle, qui sera déclenchée par les émeutes de Stonewall le 28 juin 1969, n’est pas encore à l’ordre du jour.
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New York n’est pas pour autant un désert homosexuel, mais tout se pratique dans la clandestinité, dans des bouges situés dans des quartiers défavorisés souvent aux mains de la mafia et à la merci de descentes de police pour un oui ou pour un non. “A cette époque, j’ai fait le tour des endroits gays de New York, écrira plus tard Steve Ostrow dans ses mémoires, mais ça m’a révulsé. C’était d’une saleté sans nom et en plus on vous traitait comme de la merde.”
Un havre de luxure et de luxe
Suivant la philosophie qui guide sa vie – “Vous pouvez soit répondre à un besoin, soit créer une envie” –, et de passage à l’hôtel Ansonia, un des plus hauts buildings de la ville construit en 1904 et situé sur la 74e rue, non loin de Broadway, où il prend des cours de chant, Steve se rend compte que le charme décrépit de ce palace sera parfait pour son projet. C’est dans les sous-sols abandonnés de l’hôtel, qui un temps accueillirent un superbe spa tout en mosaïque et désormais remplis de tonnes de gravats, que Steve va trouver le lieu idéal de ses fantasmes les plus fous. Si l’hôtel a perdu depuis longtemps la superbe de ses origines, Steve va transformer ce sous-sol, les Continental Baths, “the Tubs” comme le surnomment les habitués, en un havre de luxure et de luxe qui change de tous les trous à rats gays de l’époque.
Et effectivement, il n’y va pas avec le dos de la cuillère ! Le lieu immense contient une piscine, l’“Olympia blue”, un sauna, un jacuzzi, un hammam, une salle de sport, un espace lounge, un cabaret, un dance-floor, un café-restaurant, un salon de coiffure, des boutiques, une clinique spécialisée dans les infections sexuellement transmissibles et propose même un office religieux le dimanche. Sans parler évidemment des plus de quatre cents cabines privées ni des pièces plongées dans l’obscurité où s’isoler à deux ou plusieurs et se faire du bien.
“Si vous alliez aux Continental Baths et qu’il y avait vingt mecs dans le hammam, une demi-heure plus tard vous en sortiez et vous aviez baisé avec la moitié des gars présents” L’écrivain David Wallace
Avec sa façade discrète, une simple porte peinte en bleu avec dessus une plaque annonçant “The Continental”, l’endroit est ouvert 24 heures sur 24. On descend de longs escaliers, traverse une immense salle de gym et on est tout de suite pris à la gorge par la chaleur humide et tropicale, la musique qui sort à fond des baffles et l’odeur de poppers persistante qui envahit l’espace.
L’écrivain David Wallace, qui a bien connu l’effervescence de l’époque, raconte ainsi ses virées dans ce haut lieu de l’homosexualité new-yorkaise : “Vous ne pouvez pas comprendre ce que c’était dans les années 70. Le sida n’existait pas. Si vous alliez aux Continental Baths et qu’il y avait vingt mecs dans le hammam, une demi-heure plus tard vous en sortiez et vous aviez baisé avec la moitié des gars présents. Ensuite je passais une demi-heure dans le jacuzzi, puis dans le sauna, puis la piscine… Et quand finalement je quittais les lieux, je devais avoir couché avec au moins cent cinquante mecs différents.”
Les descentes punitives de la police de New York
Certains se souviendront, comme les jeunes DJ Frankie Knuckles et Larry Levan, y être restés plus d’une semaine lors de leur première visite tellement le lieu tenait du paradis. Bien sûr, cette enclave de liberté sans pareille pour certains, de luxure pour d’autres qui s’opposent à ce lieu de débauche qui a pignon sur rue, n’est pas vu du meilleur œil par la police new-yorkaise, qui multiplie les descentes punitives.
“L’homosexualité était illégale, tient à rappeler Steve Ostrow, il était interdit à deux hommes de danser ensemble. Des policiers jeunes et très sexy venaient incognito aux Continental Baths, se baladaient dans les couloirs juste vêtus d’une serviette de bain, s’installaient dans le hammam et attendaient qu’un mec les touche. Ils sortaient alors de leur serviette une paire de menottes qu’ils passaient au mec qui avait essayé de les tripoter. Puis ils appelaient des renforts et arrêtaient tous les gens sur place.”
Fatigué des raids incessants de la police – plus de deux cents dans la courte histoire des Baths –, Steve décide de lancer une pétition. “On a récolté plus de 250 000 signatures et décidé de lancer une marche sur City Hall (l’hôtel de ville de New York – ndlr). Nous étions plus de deux cents à protester, ce qui était énorme et très courageux pour l’époque. Et nous avons obtenu gain de cause, la loi a changé et les rapports homosexuels dans des lieux privés entre adultes consentants ne furent plus considérés comme illégaux. Ce qui a permis à plein de nouveaux lieux gays d’ouvrir dans toute la ville.”
Un temple de la musique aussi
Mais le succès des Continental Baths ne tient pas seulement à son statut de baisodrome ; c’est aussi un lieu où la musique est reine. Si à son ouverture la bande-son est assurée par un gigantesque jukebox qui joue aussi bien du gospel que du rock ou du rythm and blues, celui-ci est rapidement remplacé par des platines vinyles, et ce alors même que le disco qui va accompagner la révolution homosexuelle n’en est qu’à ses prémices et que les DJ sont encore considérés au mieux comme des pousse-disques.
En donnant leur chance à des DJ comme Bobby Guttadaro, David Rodriguez ou Joey Bonfiglio, et plus tard Larry Levan et Frankie Knuckles qui vont y faire leur premières armes avant de monter le Paradise Garage pour Larry et d’enflammer la Warehouse de Chicago pour Frankie, les Baths vont devenir un des spots fédérateurs de la disco alors naissante.
“Alfred Hitchcock venait beaucoup pour regarder les clients, il faisait quelques longueurs dans la piscine et puis s’en allait”
Mais ce sont surtout les spectacles de cabaret et les concerts qui vont faire la réputation du lieu, où de nombreuses stars vont faire leurs débuts au milieu de la vapeur parfumée à l’eucalyptus et au nitrite d’amyle. Que ce soient les New York Dolls, les Pointer Sisters, Patti LaBelle, Cab Calloway, Sarah Vaughan ou Melba Moore, toutes les stars de l’époque s’y produisent, même si la reine incontestée, surnommée Bathhouse Betty, des Continental, reste Bette Midler, qui y fera ses débuts accompagné du jeune pianiste Barry Manilow, devenu célèbre des années plus tard avec son classique Copacabana.
L’endroit devient alors un des lieux les plus courus du New York branché de l’époque, et dans ce Disneyland de la débauche où, raconte-t-on, les fontaines d’eau étaient assaisonnées à l’acide et à l’ecstasy, on croise la jet-set de l’époque, des VIP comme Mick Jagger, Andy Warhol, Rudolf Noureev, Woody Allen et même Alfred Hitchcock. “Tout le monde n’était pas là pour baiser, se souvient Steve. Alfred venait beaucoup pour regarder les clients, il faisait quelques longueurs dans la piscine et puis s’en allait. Tout le monde me demandait : mais qui est donc ce gros mec tout nu avec sa serviette ?”
Libres et fiers dans la confusion de la vapeur
Devant le succès des Baths, Steve, plus excité par les concerts qu’il organise que par le stupre qui se déroule sous son toit, décide d’ouvrir les samedis soir aux hétéros, sans réaliser que ce sera le faux pas qui conduira à la désaffection progressive du lieu par les gays qui se ruent dans les darkrooms comme l’Anvil ou le Mineshaft, plus hard et sexuels, moins show off, qui commencent à se multiplier comme des champignons. L’écrivain Edmund White, grand habitué des Tubs, se souvient que cette ouverture aux hétérosexuels “a permis à beaucoup d’homos au placard d’aller dans un lieu gay sans risquer d’être dénoncés. Mais en même temps, beaucoup d’homos en ont eu marre d’être des bêtes de cirque nues sous leur serviette que les hétéros venaient regarder comme s’ils faisaient partie du show.”
Délaissés par la clientèle qui a fait son succès, les Continental Baths ferment en 1975, juste avant l’apparition des premiers cas de sida dans la communauté homosexuelle et, vendus par Steve, se transforment en Plato’s Retreat, gigantesque bordel échangiste pour hétéros, qui sera fermé en 1985 par le département de la santé new-yorkais pris de panique devant l’explosion de l’épidémie de sida.
Alors que l’histoire retient que les émeutes du Stonewall furent le point de départ de la libération LGBT, plus discrètement, à soixante blocs au nord de ce bar, les Continental Baths, souvent appelés le Studio 54 des saunas, furent un point pivotant crucial de l’histoire gay, un des premiers espaces safe, qui contribuera à l’explosion du disco puis de la house-music, mais surtout un lieu où les homos apprirent à être libres et fiers dans la confusion de la vapeur après des années et des années de honte et de mépris. Toutes choses qui après avoir été longtemps en suspens dans la mémoire collective gay commencent à être documentées, racontées et archivées, comme l’explique le réalisateur Malcolm Ingram, qui en 2013 a sorti le documentaire Continental en crowdfunding pour pallier le fait qu’adolescent, se découvrant homo, il n’avait pas de points de repère.
Bientôt au cinéma
“Il faut savoir d’où l’on vient. Connaître son histoire est une chose très importante. Quand j’avais 16 ans, il n’y avait pas de représentation gay, expliquait Malcolm au Hollywood Reporter. La raison aussi pour laquelle personne n’a jugé légitime de raconter l’histoire des Continental Baths, c’est, je pense, parce que le sida a eu un impact terrifiant sur la communauté gay. Et pendant de longues années, personne n’avait envie qu’on se rappelle de cette période merveilleuse où le VIH n’existait pas et où les gens s’amusaient et baisaient en permanence. Et puis le temps a passé, le sida n’est plus la menace mortelle qu’il a été, et cette période incroyable de la libération gay commence à resurgir et à être racontée comme si le besoin s’en faisait de plus en plus ressentir, notamment auprès de la jeune génération.”
Et il ne croit pas si bien dire : cinq ans après la sortie de son documentaire, les mémoires de l’allumé Steve Ostrow seront bientôt adaptés au cinéma par le réalisateur Aron Kantor. On en a déjà des vapeurs et la chair de poule !
Livre Live at the Continental: The Inside Story of the World-Famous Continental Baths de Steve Ostrow (Bloomington: Xlibris, 2007)
Documentaire Continental de Malcolm Ingram
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