En 2015, une expression apparaissait en France : “Netflix and chill.” Trois ans plus tard, le lien entre Netflix et sexualité fait de nouveau l’actu, sauf qu’aujourd’hui le site de flux continu est accusé de tuer la libido des jeunes générations hyperconnectées. Alors, “Netflix and sleep” ou “Netflix and fuck” ?
Tout commence par une simple conversation amicale. Alors que je parle à une amie trentenaire, Claudia, des dernières séries qui nous ont passionnés, avec mon amoureux, elle me répond avec simplicité qu’elle ne regarde plus de séries en couple.
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“Au départ, on en matait énormément. Presque chaque soir. Et je me suis rendu compte que ça impactait ma libido. Je ne pensais plus à passer du temps avec mon mec, lui parler, et éventuellement niquer. On a donc arrêté. Je crois que les séries te bouffent tellement l’esprit que tu perds une partie de ta liberté, celle qui est nécessaire pour s’envoyer en l’air…”
“Impossible de le nier : Netflix a un impact sur notre vie sexuelle”
Ces quelques mots me trottent dans la tête, les jours suivants. Je n’avais jamais vu le binge watching de séries, le fait d’en regarder à la chaîne, sous cet angle. Je pense à mon couple, à notre rythme de visionnage de séries, au rythme de nos rapports sexuels… Fuck… Et si Netflix était en train de tuer notre libido ?
Les semaines suivantes, je tombe, via les réseaux sociaux, sur un article de Grazia à propos du web titré : “Impossible de le nier : Netflix a un impact sur notre vie sexuelle.” Quelques clics plus tard, je découvre des dizaines et dizaines d’articles sur le même thème. Depuis deux ans, il semble que le binge watching, rendu possible avec le streaming, les boxes internet, iTunes, Netflix et autres sites de flux continu, ait fait des ravages dans nos chambres à coucher.
Petit florilège : “Netflix aurait une influence négative sur votre vie sexuelle” (Paulette Magazine), “Netflix est l’ennemi de votre vie sexuelle” (Gentside), “Netflix a un rôle important dans cette baisse de libido” (Le Vif), “Netflix anéantit votre vie sexuelle” (Ma Chaîne étudiante). Chaque article parle d’études scientifiques sérieuses le démontrant. Quelles sont-elles ?
Du binge watching au Netflix bashing
Les médias se fondent sur trois sources. Une étude américaine, publiée en 2016 dans la revue Archives of Sexual Behavior, menée auprès de 25000 hommes et femmes, révèle que la moyenne des relations sexuelles est bien moins importante aujourd’hui qu’à la fin des années 1990.
Le déclin est surtout important chez les couples mariés : en 1990, les adultes en couple avaient en moyenne 73 relations sexuelles par an, en 2014 c’était 55. Une des auteures de l’étude, la professeure de psychologie Jean M. Twenge, émet alors quelques hypothèses sur les causes de cette baisse : le sentiment généralisé d’insatisfaction des jeunes générations, le poids du contexte socio-économique (chômage, morosité, etc.), mais aussi l’arrivée des smartphones dans les foyers et le streaming de films et de séries. Ce ne sont que des hypothèses personnelles, et non des faits prouvés scientifiquement, mais une seule de celles-ci est relayée médiatiquement : c’est la faute à Netflix.
Toujours en 2016, mais cette fois en Grande-Bretagne, il est question de l’essai Sex by Numbers (Profile Books, 2015), du statisticien David Spiegelhalter, de l’Université de Cambridge. Analysant des données sur plusieurs décennies, celui-ci constate que les couples entre 16 et 64 ans avaient en moyenne cinq relations sexuelles par mois en 1990, quatre en 2000 et trois en 2010.
« Oh mon dieu, je dois absolument regarder la deuxième saison de Game of Thrones”
Lors d’une intervention à un festival de littérature, le Hay Festival, on lui demande les raisons de cette baisse de fréquence sexuelle. Il rappelle qu’il est statisticien et non sociologue, et donc qu’il ne peut l’expliquer, mais il fait une plaisanterie : “C’est peut-être Netflix ! Oh mon dieu, je dois absolument regarder la deuxième saison de Game of Thrones.”
Faisant fi du fait que son étude s’arrête en 2010, et que Netflix soit arrivé en Grande-Bretagne en 2012, les médias anglo-saxons ne retiennent que la blague et titrent : “Britons are having less sex, and Game of Thrones could be to blame” (The Telegraph) (“Les Britanniques font moins l’amour, et Game of Thrones pourrait en être la cause”).
“Mais enfin ! Je n’ai jamais parlé sérieusement de Netflix !”
Enfin, au printemps 2018, le sujet redevient tendance. Il est toujours question des Anglais (les pauvres…). Une nouvelle étude prouverait que vraiment ils ne baisent plus à cause des séries. Le Daily Mail, suivi d’une vingtaine de médias anglo-saxons (The Guardian, CNN, GQ, etc.) et français (L’Express, Glamour, Yahoo, etc.), relate une étude de l’université de Lancaster démontrant que de plus en plus de gens utilisent ordinateurs et tablettes entre 22 et 23 heures.
Et ? Et c’est tout. Les journalistes citent à nouveau la boutade de 2016 du statisticien anglais David Spiegelhalter, et hop, emballé c’est pesé, ça y est, c’est sûr, la Science a parlé : les séries tuent la vie sexuelle des Anglais. Interrogé sur ces raccourcis par Les Inrocks, David Spiegelhalter proteste : “Mais enfin ! Je n’ai jamais parlé sérieusement de Netflix !”
La vraie blague, dans cette histoire, c’est que la récente étude de Lancaster a été publiée dans une revue professionnelle dédiée à l’énergie, Energy Research and Social Science. Son objet : comprendre l’impact de la consommation d’internet sur la consommation énergétique. On imagine la tête des chercheurs en énergétique quand ils ont découvert ces derniers mois leur nom dans toutes les pages sexo des magazines. Un peu comme si des chercheurs publiant dans le Journal français d’ophtalmologie se retrouvaient cités dans des articles titrant : “Les dangers de la bifle”…
Après les fake news, les “sexo fake news”. Tous ces articles reposeraient-ils sur une corrélation trompeuse, ce biais cognitif qui consiste à percevoir un lien entre deux événements sans véritable rapport entre eux ? Pour Benjamin Fau, auteur du Dictionnaire des séries télévisées (avec Nils C. Ahl, Editions Philippe Rey, 2016), c’est évident, et c’est exaspérant.
“Parce que deux choses se passent en même temps, c’est donc qu’elles sont liées. Ce qui est complètement con, et scientifiquement faux”
“Parce que deux choses se passent en même temps, c’est donc qu’elles sont liées. Ce qui est complètement con, et scientifiquement faux.” La corrélation Netflix/baisse de libido dans le couple, ajoute-t-il, “c’est du même niveau que les gens du XIXe siècle qui gueulaient sur les romans en les accusant de pervertir l’esprit des jeunes filles”.
Aucune étude scientifique ne semble donc prouver aujourd’hui le lien entre notre consommation de séries et la fréquence de nos parties de jambes en l’air. C’est bon, on peut rallumer l’ordi ? Ce n’est pas si simple. Pourquoi est-ce qu’on préfère parfois le binge watching au fait de se tripoter le string ? Qu’est-ce que cela nous dit de notre rapport au désir, et à l’écran ?
« Une sorte de soupape de sécurité pour faire retomber la pression »
Selon Magali Croset-Calisto, sexologue clinicienne et psycho-addictologue, “les séries font désormais partie de la vie des couples et il n’est pas rare d’entendre ces derniers évoquer le visionnage comme un moyen de décompresser. Une sorte de soupape de sécurité pour faire retomber la pression après le rythme intense d’une longue journée. Pas mal de patients déclarent souvent en plaisantant qu’ils sont ‘totalement addict’ !”
“C’est moins d’effort de brancher Netflix que d’érotiser ma relation”
C’est le cas d’Aude, 31 ans, en couple depuis trois ans : “En été, au moment des apéros, du soleil sur la peau et des câlins à répétition, je vais facilement oublier que tel ou tel épisode de série est sorti. Alors que durant l’hiver, ou sur un moment de stress au boulot, je constate que la série est comme un refuge, même vis-à-vis du cul. C’est moins d’effort de brancher Netflix que d’érotiser ma relation.”
Magali Croset-Calisto constate que ce schéma est assez récurrent. “Pour la plupart des couples – et notamment des femmes confrontées à la charge mentale –, il est plus facile de trouver un plaisir immédiat dans une activité qui ne demande aucun effort psycho-corporel que dans une pratique physique, y compris érotique. Regarder une série devient plus récréatif et satisfaisant que faire l’amour avec son ou sa partenaire qui exige un investissement individuel et relationnel plus grand.”
Mais, ajoute-t-elle, c’est rare que cela soit vécu comme une souffrance dans le couple, et “le visionnage de séries devient problématique uniquement lorsqu’il s’installe dans une ritualisation et qu’il occulte toutes les autres activités, y compris sexuelles, pour devenir peu à peu unique source de plaisir”.
“Si ce n’était pas ça, ce serait autre chose »
Pour Clément, 33 ans, en couple depuis un an, les séries sont un tue-l’amour, car sa copine s’endort systématiquement devant. Mais d’après lui, ce n’est pas le format de la série qui est à blâmer, mais simplement la routine. “Si ce n’était pas ça, ce serait autre chose, dit-il, blasé. Avant c’était la télé, maintenant les séries, et demain on sera sûrement au lit avec des casques de réalité virtuelle sur la gueule.”
Pour Benjamin Fau, parler d’addiction aux séries est problématique. “Par définition, une série est conçue pour que le spectateur ait envie de regarder l’épisode suivant, que ce soit à la suite ou le lendemain ou la semaine suivante, c’est fait pour ça. ça existe depuis Les Mille et Une Nuits. Mais si Game of Thrones est addictif, alors Balzac, Alexandre Dumas et les films de James Bond le sont également. Ce que personne ne prétend, alors que les pratiques sont les mêmes. On a tous passé un week-end à lire sans que personne ne nous prenne pour un drogué qui doit être soigné.”
“Les séries créent un nouvel érotisme”
Même dédramatisation chez Iris Brey, universitaire, collaboratrice des Inrocks et auteure de Sex and the Series (éditions Libellus, 2016), pour qui les séries ont révolutionné notre rapport aux sexualités féminines. “En fait, dit-elle, qu’un couple binge watche jusqu’à 1 heure du mat, je trouve ça beau et romantique. La série peut tisser des liens très forts. On crée un imaginaire commun.”
Elle ne pense pas que les séries soient en train de tuer la sexualité des couples. “Au contraire, je pense que ça crée un nouvel érotisme. Elles permettent même de voir la sexualité avec un regard nouveau.” Sense8, Orange Is the New Black, Transparent, Masters of Sex, Girls, I Love Dick, Fleabag, Love : toutes ces séries mettent en avant des sexualités multiples, réelles, bizarres, joyeuses, défaillantes, inquiétantes ou encore excitantes, mais aussi des corps hors norme, désirants et désirables, changent notre regard sur le sexe, normé par des décennies d’images hollywoodiennes… et de pages sexo des mags féminins.
« Une vision de la sexualité basée sur la performance”
“Avec ces études sur la fréquence sexuelle, conclut Iris Brey, on reste dans une vision de la sexualité basée sur la performance.” Une vision encore très partagée au sein de notre société, comme le confirme Magali Croset-Calisto : “La question de la fréquence des rapports est une question qui revient souvent en cabinet de consultation.”
Elle répond à ses patients qu’il faut se méfier des diktats de la norme. “Avant de penser en termes de quantité, il est important selon moi de se concentrer sur la qualité d’une relation. Qu’est-il préférable ? Une activité sexuelle intense sans véritables échanges ou satisfaction mutuelle ou bien des rapports plus espacés mais dont la teneur érotique et la complicité viennent renforcer le couple ? Avant de questionner le ‘combien’, je préfère de loin recentrer sur le ‘comment’.”
Voilà, c’est donc décidé. J’arrête de penser au combien. Je vais penser au comment. Comment mon fantasme sur Kevin Bacon dans I Love Dick a nourri mon imaginaire érotique pendant des semaines. Comment mon mec avait les yeux qui brillaient quand nurse Elkins apparaissait à l’écran dans The Knick.
Comment il a rougi quand je lui ai dit qu’il était aussi drôle qu’Aziz Ansari dans Master of None. Comment il a comparé mes fesses avec celles – très sexy – de Chloë Sevigny dans Blood Line. Comment Ali, un des personnages queer de Transparent, nous a tellement touchés qu’on a donné à notre fille le prénom de son actrice. Fuck les stats à la con, et vive la révolution sexuelle netflixienne.
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