Avec “City Hall”, le documentariste investit les rues de Boston et les couloirs de sa mairie. De réunions en festivités, Wiseman explore le laboratoire de démocratie que tente de devenir sa ville natale.
Le grand documentariste américain Frederick Wiseman est né le 1er janvier 1930 à Boston, capitale du Massachusetts. Après avoir tourné près de cinquante films, on ne peut que se poser cette question : pourquoi Wiseman, à bientôt 91 ans, se penche-t-il sur sa ville de naissance, puisque la ville est le sujet de ce City Hall ? Serait-ce un film testamentaire ? Après quelques secondes de film, la question disparaît d’elle-même.
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Ce qui compte, c’est ce qu’un individu dit, ce que son corps révèle, ce qu’il incarne
Parce qu’au-delà d’être un film sur les arcanes de l’administration d’une grande ville (700 000 habitant·es), c’est une certaine manière de gérer le pouvoir qui intéresse notre cinéaste, et particulièrement celle de son maire démocrate charismatique – dont nous ne donnerons pas le nom ici, d’abord parce qu’il est facilement trouvable, mais surtout parce que, comme toujours, Wiseman, en vrai démocrate, n’indique jamais qui sont les personnes qu’il filme. Ce n’est pas un nom qui compte, mais ce qu’un individu dit, ce que son corps révèle, ce qu’il incarne.
Le choix de Boston a sans doute une autre bonne raison : fondée en 1630, c’est l’une des premières villes du pays, c’est là que l’Amérique est née, sur la côte nord-est, c’est là que les Etats-Unis ont commencé à se constituer, et elle en garde encore la trace, dans son urbanisme, ses musées et ses monuments. Même si Wiseman filme la Boston d’aujourd’hui, c’est une ville symboliquement chargée d’histoire, de combats, de luttes politiques qu’il nous demande de regarder.
Chacun·e parle, débat, écoute l’autre, s’exprime sans peur
A son habitude, comme pour toutes les villes, institutions, quartiers qu’il a pu filmer dans sa vie, Wiseman décrit pendant plus de quatre heures trente les divers et nombreux services que regroupe la municipalité d’une cité. Des plus petits aux plus grands : des éboueurs aux puissantes bennes à ordures au maire en personne, ses allocutions, ses commissions. Il s’intéresse aussi parfois à la vie civile, quotidienne des habitant·es : alors, pendant deux minutes, il filme une vétérinaire vacciner un chien… Puis montre le maire parler aux vétérans, aux personnes âgées, aux handicapé·es mentaux·ales, aux infirmières en grève.
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Mais Wiseman filme surtout les réunions des divers départements, dessinant peu à peu le portrait d’une municipalité qui a décidé depuis deux mandats de lutter contre la pauvreté, les inégalités sociales, sexuelles, raciales, de se mobiliser pour la réorganisation des quartiers, le développement des écoles pour enfants défavorisé·es. Chacun·e parle, débat, écoute l’autre, s’exprime sans peur, et une fois de plus leur pratique de la démocratie nous impressionne.
Oui, l’utopie démocratique est possible
La personnalité du maire est, il est vrai, étonnante : né dans une famille d’origine irlandaise modeste, il a failli mourir de maladie dans son enfance. Il ne cache pas qu’il est alcoolique, certes abstinent depuis des décennies, et qu’il continue à combattre cette maladie. A tous·tes, il tente de donner de l’allant, de l’enthousiasme, de la foi dans la démocratie américaine. Trump ? Il en parle comme d’un événement néfaste dont il faut s’accommoder. Sans plus. Sans effets de manches, sans grimaces, sans sourires entendus ni complaisance.
Alors, au regard de City Hall, on pense parfois : mais au fond, tout a l’air de bien fonctionner, dans ce meilleur des mondes que serait l’Amérique… Wiseman ne nous livrerait-il pas, grâce au montage, aux choix de ses images, une vision idyllique de son pays ? On en doute. Il nous dit que oui, l’utopie démocratique est possible et qu’il faut continuer d’y croire. Quel que soit son âge.
City Hall de Frederick Wiseman (E.-U., 2020, 4h32)
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