La romancière et traductrice québécoise s’essaie à raconter “une vie” de la poétesse américaine Emily Dickinson. Un sensationnel exercice d’admiration et de folle imagination qui transgresse les lois de la biographie romanesque.
On sait peu de choses d’Emily Dickinson, née en 1830 à Amherst (Massachusetts) et morte en 1886 dans la même ville. En revanche, on connaît quelques-uns des milliers de poèmes qu’elle a écrits, dont une douzaine seulement fut publiée de son vivant. Mal vue par ses contemporain·nes, qui la jugeaient excentrique, mal accueillie à l’occasion des premières éditions posthumes à la fin du XIXe siècle (rimes indociles, ponctuation rebelle), elle est aujourd’hui considérée comme une des plus grandes poétesses de la littérature américaine.
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Sous le titre Les Villes de papier, la Québécoise Dominique Fortier a entrepris de raconter “une vie d’Emily Dickinson”. Cet essai est un exercice d’admiration. Elle adule, elle louange, sans jamais se départir d’un quant-à-soi où s’insinue un humour qui empêche le danger mortellement ennuyeux de l’hagiographie. Sous sa plume, Emily n’est pas une personne mais un personnage.
Est-ce qu’elle divague ? Sûrement, et tant mieux
Dominique Fortier est romancière, donc elle romance. Elle est aussi traductrice, donc elle “traduit” la vie d’Emily Dickinson, comme Baudelaire l’entendit en traduisant Edgar Allan Poe, telle une belle infidèle. Dominique Fortier est inspirée, au sens pneumatique. Elle inspire Dickinson, elle l’expire, et cette exhalation a le parfum d’une aventure littéraire qui n’est pas tout à fait une biographie, ni complètement une fantaisie.
Est-ce qu’elle divague ? Sûrement, et tant mieux. Est-ce qu’elle invente la vérité ? On l’espère. Ainsi d’un portrait photographique de Dickinson, dont elle dit qu’il est unique. Or, quelques pages plus tard, il est question d’une autre photographie représentant Emily avec son frère et sa sœur. Ce “mensonge” est passionnel, il permet d’écrire : “Pour toujours et à jamais, elle ne sera que ce visage. Mieux, ce masque.”
Ecrire, c’est pétrir. Ou fleurir des orchidées, vivre dans l’espoir de cette floraison
Soudain, l’autrice ose dire “Je”, parce qu’elle est paniquée par la documentation accumulée. Par infusion, ses doutes deviennent les nôtres. On ne s’approche pas d’une poésie de cette amplitude sans avoir peur de s’y perdre. Le contrepoison, c’est l’imagination folle. Description d’un soir de Noël où Emily reçoit en cadeau un kaléidoscope : “Cet instrument prend le monde tel qu’il est et le rend méconnaissable.” Ou encore, Emily pétrissant la pâte à pain et s’interrompant pour écrire sur un emballage en papier. Ecrire, c’est pétrir. Ou jardiner, faire fleurir des orchidées, vivre dans l’espoir de cette floraison.
Au passage, Dominique Fortier jette un sort au cliché de la recluse. “Il n’est pas vrai qu’elle n’a que sa chambre. Elle a le chant des étourneaux, l’encre des nuits de novembre, les giboulées de printemps, les voix familières qui montent d’en bas avec l’odeur du pain en train de cuire, le parfum des fleurs de pommier, la chaleur des pierres chauffées par le soleil à la fin du jour, toutes choses qui nous manquent quand on est mort.” Autrement dit, par Dickinson elle-même : “Pour être hanté, nul besoin de chambre, nul besoin de maison, le cerveau regorge de corridors plus tortueux les uns que les autres.”
Que se passe-t-il, d’Emily Dickinson à Dominique Fortier ? Dickinson répond dans un de ses poèmes : “Je ne suis personne ! Qui êtes-vous ? Personne aussi ? Alors nous sommes deux – ne le dites pas ! Ils nous banniraient, vous savez.”
Les Villes de papier, une vie d’Emily Dickinson (Grasset), 208 p., 18,50 €
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