L’itinéraire d’un prêtre catholique parti convertir le Japon shintoïste du XVIIe siecle. Un essai théologique retors.
Comme chez beaucoup de ses compatriotes chrétiens (voir les rockeurs primitifs tels Jerry Lee Lewis ou les soulmen comme Al Green), il y a chez Martin Scorsese un pôle païen, jouisseur, débridé et un autre plus cérébral, intérieur, introverti. C’est dans cette tension entre le corps et l’esprit, le ciel et la terre, la tentation et la rétention, le plaisir et la culpabilité, qu’il faut comprendre la dialectique à l’œuvre dans son cinéma et comment il peut passer d’un film comme Le Loup de Wall Street, portrait d’un jouisseur dénué de tout surmoi, à un film comme Silence, œuvre austère (relativement aux canons scorsésiens) dans la lignée de La Dernière Tentation du Christ ou de Kundun. Entre le fracas new-yorkais contemporain et le dépouillement XVIIe d’un impossible dialogue avec Dieu, on retrouve une même question scorsésienne : “Are you talkin’ to me ?”
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https://www.youtube.com/watch?v=Np6hFg5gdgM
Silence dure près de trois heures et, avouons-le, pendant sa première heure le film est passablement ennuyeux. Les prêtres portugais Garupe (Adam Driver) et Rodrigues (Andrew Garfield) débarquent au Japon pour y répandre la bonne parole catholique et retrouver leur mentor porté disparu, le père Ferreira (Liam Neeson). Dans le Japon shintoïste et bouddhiste, le catholicisme est interdit et la minorité qui prie Jésus est persécutée. Le film déploie une dramaturgie sans mystère où l’on voit des chrétiens se cacher, prier clandestinement, se faire arrêter et subir d’ignobles tortures et châtiments. Quand survient la figure d’un haut dignitaire japonais shintoïste surnommé le Grand Inquisiteur, on est un peu perplexe, sachant que l’Inquisition fut putôt une des grandes pages noires du catholicisme.
Et pourtant, c’est à partir de la confrontation entre ce Grand Inquisiteur et le père Rodrigues que Silence devient passionnant. A travers leurs joutes verbales, on sort du tableau épais et manichéen opposant les gentils chrétiens et le méchant ordre japonais pour entrer dans une réflexion théologique, politique et métaphysique de haute tenue, digne d’un film d’Oliveira (par exemple Parole et utopie), où chaque point de vue peut se déployer et se défendre, chacun ayant ses torts et ses raisons : les évangélistes sont à la fois des missionnaires coloniaux et des victimes et le pouvoir nippon est à la fois oppresseur (de ses propres sujets chrétiens) et résistant à la colonisation occidentale des esprits.
Puis Silence passe un palier supplémentaire dans la complexité quand les prêtres retrouvent enfin leur mentor, le père Ferreira. Il vit au Japon, a épousé une Japonaise et officiellement apostasié sa foi catholique. Reniement, trahison ? La réponse (que l’on ne dévoilera pas ici) est plus retorse. Rodrigues est à son tour confronté au même dilemme : doit-il persister dans sa foi au risque que lui-même et ses disciples soient suppliciés ou doit-il apostasier pour sauver des vies humaines ? Faut-il suivre l’enseignement du Christ à la lettre ou dans l’esprit pour être un bon et véritable catholique ? La réponse de Rodrigues (et de Scorsese, qui s’identifie manifestement à Rodrigues et à Ferreira) occupe toute la dernière partie magnifique de Silence, jusqu’à un ultime plan sublime de beauté, de simplicité et de puissance signifiante.
Au final, Scorsese ne défend pas la religion catholique en tant que système de pouvoir, force prosélyte et coloniale, mais il dresse l’éloge de la foi individuelle, de la croyance intime, de la pensée, du dialogue intérieur entre soi et soi (ou soi et Dieu). Le “silence” du titre est autant celui de Dieu que celui de l’intériorité de l’homme. Si on lit le film littéralement, il parle du catholicisme, mais le paradigme qu’il trace pourrait concerner à d’autres époques et sous d’autres latitudes aussi bien des juifs (par exemple les marranes, convertis au catholicisme mais qui continuaient intérieurement d’être juifs), des musulmans, des protestants, des communistes, des dissidents, des cinéastes (et Marty connaît mieux que personne cette tension entre le désir de l’auteur et l’ordre hollywoodien), des libres penseurs, bref, tous ceux qui ne se conforment pas à la norme dominante d’un lieu et d’une époque.
“Je pense, donc je suis”, théorisait René Descartes. Silence ne dit finalement pas autre chose : on peut obliger l’homme à beaucoup de choses mais on ne peut contraindre ce qui fait son irréductibilité de sujet, à savoir sa pensée. D’abord laborieux, puis fin et complexe, ce film se termine en ode poignante et puissante à la liberté de l’esprit.
Silence de Martin Scorsese (E.-U., It., Jap., Mex., 2017, 2 h 41)
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