La Maraude Nord d’Emmaüs fête cette année ses 10 ans d’existence. Retour sur le quotidien des éducateurs spécialisés entre hausse de la précarité et manque de logements adaptés.
« Il faut prendre le temps. On voudrait aider les gens tout de suite mais il faut prendre le temps de les rencontrer, de les connaître, de se faire connaître. » Gilles travaille depuis deux mois en tant qu’éducateur spécialisé au sein de la maraude Nord d’Emmaüs. Accompagné d’Aurore, maraudeuse depuis 10 mois, il parcourt chaque semaine le XIXe arrondissement parisien à la rencontre des sans-abris. Proposer un sac de couchage, une place d’hébergement, distribuer des cartes restaurant, encadrer les démarches administratives ou simplement échanger quelques mots… des actions variées, difficiles à quantifier.
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De fait, hors des épisodes caniculaires ou du plan grand froid, le quotidien des éducateurs reste relativement confidentiel. Leur travail s’avère pourtant de plus en plus difficile à mener, entravé par un manque de logements adaptés et une hausse constante de la précarité. Comment faire face à ce contexte critique ?
Combattre l’exclusion
« Avez-vous des nouvelles de S. ? » L’après-midi débute dans le local de l’Association Emmaüs Solidarité, rue des Vinaigriers dans le Xe arrondissement de la capitale, par un appel aux hôpitaux de Paris. Le travail d’accompagnement des maraudeurs ne se limite pas à la rue. « Quand une personne est hospitalisée, nous continuons à aller la voir pour maintenir le lien », explique Aurore. Certains ne sont d’ailleurs pas capables de s’y rendre sans assistance.
« Il est vrai que notre travail n’est pas forcement visible et lisible aux yeux de tous », poursuit la jeune femme, « car si nous sommes une maraude d’intervention sociale qui s’occupe notamment de questions administratives, on est en premier lieu là pour combattre l’exclusion par des petits gestes, un ‘bonjour’, un ‘comment ça va’ qui aident à lutter contre l’isolement ». Un travail minutieux et patient, parfois « frustrant », admet-elle, mais ponctué « de petites victoires qui nous font continuer ».
Près de Gare de l’Est, square Saint-Laurent, nous croisons justement A., rencontré il y a un an et hébergé depuis six mois dans un foyer. Il bénéficie désormais d’un contrat à durée déterminée d’insertion (CDDI) à Emmaüs Défi. Le jardin est un lieu d’échanges entre les associations du quartier et les sans-abris. Des ateliers sont régulièrement organisés pour sortir de la relation purement administrative et permettre aux participants de « retrouver une place de citoyen ».
Situations administratives bloquées
Une maraude dure entre deux et trois heures. Les éducateurs en réalisent jusqu’à deux par jour, soit une quinzaine de kilomètres. Toujours en binôme, par souci de sécurité, mais également pour éviter qu’une relation de pouvoir ne s’instaure entre le maraudeur et la personne suivie. Ils essayent, dans la mesure du possible, d’effectuer le même parcours chaque semaine pour créer une habitude avec les sans-abris.
Près de l’avenue de Flandre, ils retrouvent trois Sri-lankais. T. attend une place dans un foyer. « Il faudra être patient, on ne t’oublie pas », le rassure Aurore. A quelques mètres, derrière des barrières de chantier, nous retrouvons S. « Tu n’es pas à l’hôpital ? » Un nouveau rendez-vous est pris pour régler des questions administratives.
« Beaucoup de choses ne dépendent pas de nous », regrette Aurore. « Avec le groupe de Sri-lankais, nous avons établi une relation de confiance mais nous n’avons pas de solution pérenne pour eux parce que leur situation administrative est bloquée à moins d’obtenir une régularisation. Ce qui est très compliqué. On leur demande d’avoir travaillé de manière déclarée pendant deux ans en France alors qu’ils n’ont pas de papiers. C’est tout le paradoxe. Certains sont réfugiés, ils ont le statut, la possibilité d’avoir un logement mais ils le perdent parce que le loyer est trop cher et quand ils sont dans la rue, ils finissent par perdre également leur boulot. »
« Il faut prendre le temps »
Devant Emmaüs Défi, à proximité du métro Riquet, un groupe connu des maraudeurs manque à l’appel. A la place de leur installation, du mobilier urbain anti-SDF. Une femme s’étonne de leur absence et laisse quand même une pièce, « au cas où ». « Ce mobilier casse notre travail », déplore Aurore. « On établit un lien et ils sont chassés, il faut tout recommencer. »
De l’autre côté du boulevard, une femme fait la manche devant un Monoprix. Gilles et Aurore se présentent mais elle les écarte d’un geste. « Dans ces cas-là, on n’insiste pas mais on revient », explique Aurore. « S’il n’y a vraiment rien à faire, on passe, on garde une veille et si l’on voit que la situation se dégrade, on fait appel à des partenaires santé pour qu’ils puissent venir et l’aider en l’accrochant sur autre chose que l’accompagnement social. »
A côté d’elle, une tente appartenant à J. est vide. Parfois on fait « choux-blanc », remarque Gilles. Mais chaque installation croisée, chaque échange ou refus est consigné. Un compte-rendu qui permet un suivi précis de la situation et de son évolution. « Si on va trop vite, on est capable de casser un début de relation. La personne peut se sentir oppressée et disparaître du jour au lendemain. Les démarches avancent moins vite mais elles sont nécessaires même si elles ne correspondent pas aux directives… »
Manque de moyens humains et financiers
La distribution des cartes restaurant nous conduit au Canal de l’Ourq où nous croisons A. « Parce qu’il aime le cinéma, on essaie de lui proposer de l’accompagner à une séance mais il reste hésitant, il répond qu’il ‘ne peut pas’ que ‘les sans-abris n’y vont pas’. » Cette fois, les éducateurs l’invitent à venir dîner au Foyer de la madeleine, un restaurant ouvert à tous.
« On aimerait mettre plus de projets éducatifs en place pour essayer d’accrocher les personnes sur des activités comme aller au restaurant ou au cinéma », commente Aurore. « On a également des séjours de rupture. On part pour quelques jours à la campagne pour que la personne puisse s’évader un petit peu et peut-être déclencher quelque chose en elle… Il faut développer le partenariat et mettre en place des projets éducatifs en fonction des besoins et des envies de la personne. »
Ces activités sont néanmoins limitées par le manque de personnel. « Si nous étions plus nombreux on marauderait plus, on ferait plus de projets donc on arriverait peut-être à avoir des résultats plus concrets », poursuit Aurore. « Mais derrière ça ne suit pas. On manque d’hébergements adaptés. Ce qui est un problème financier donc politique. Malheureusement, ce n’est pas de notre niveau… «
Bien que l’ouverture d’un nouveau centre soit prévue dans le XIXe, la capacité d’hébergement des foyers reste insuffisante. Et les sans-abris ont parfois du mal à s’y adapter. Gilles décrit le cas de C : « Il a mis beaucoup de temps avant d’y aller. Il y allait, il n’y allait plus. C’est comme s’il fallait qu’il apprivoise le lieu. Il faut imaginer que les personnes qui sont à la rue depuis très longtemps, c’est leur vie. La maison, c’est la rue. »
Aggravation de la précarité
Place des Fêtes, Michel a installé une tente. Dans la rue depuis bientôt trois ans, il réclame un logement : « Je ne veux pas de foyer social, j’ai été dépouillé, j’ai attrapé des poux de corps. J’ai dû tout jeter. Donc le Samu Social et les foyers, je n’en veux plus. Le dernier foyer que j’ai fait m’a demandé 107 euros par mois (ndlr. les foyers demandent un pourcentage aux personnes possédant des ressources telles que le RSA). Moi, je veux payer pour un appartement, être chez moi. Ça fera trois ans que je suis à la rue en mars prochain. Ça m’est tombé sur la tête. Je ne peux pas rester comme ça. »
Bien qu’il soit déjà suivi par une assistance sociale, les maraudeurs lui proposent de repasser le voir, lui apporter un manteau, conserver un lien. « On voit bien qu’au niveau de l’emploi la précarité grandit : les CDD, l’intérim, les carrières cassées… Sur le plan familial, il y a de plus en plus d’éclatements. Donc il y a une fragilité sociétale qui s’installe et finalement n’importe qui peut se retrouver à la rue », décrit Gilles. « Il faut que tout le monde en prenne conscience. Les gens qui se retrouvent à la rue, ce ne sont pas des faignants qui ne veulent rien faire ou qui n’ont pas le courage de s’en sortir. Ce sont à chaque fois des parcours de vie. Et le rendement que demande notre société crée ce genre de difficultés. »
D’après le 22e rapport sur l’État du mal-logement en France de la Fondation Abbé Pierre, le nombre de personnes sans domicile a augmenté de 50 % entre 2001 et 2012. En 2017, il y avait en France, 4 millions de personnes non ou très mal logées.
« Il y a de plus en plus de précarité dans la rue », renchérit Aurore. » Ce qui est également dû aux politiques migratoires. On a beaucoup plus de ‘migrants’ qui à la base peuvent être un public de demandeurs d’asile. Mais vu que les politiques migratoires ne leur donnent pas la chance de rester en France, ce sont des personnes qui vont se retrouver sans-papiers. De base ce n’est pas notre public mais ils le deviennent à partir du moment où ils viennent nous voir et qu’ils n’ont pas d’autres ressources. Nous on fait avec les moyens qu’on nous donne. On sait qu’on ne sauvera pas le monde mais on essaye de faire au mieux. Notre mission, c’est aussi de permettre à la personne de rebondir, de permettre la résilience. »
« Notre but, c’est de lui faire imaginer qu’il y a un possible », conclut Gilles.
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