Elles sont fatiguées. Des lois qui les mettent en situation de détresse et de faiblesse, de la violence du quotidien qui en découle, du stigma social qui pèse sur elles. A l’occasion du dépôt de la QPC contre la loi de pénalisation des clients de la prostitution, trois travailleuses du sexe racontent leur quotidien.
Quand elle arrive rue Saint-Denis à Paris, Sandra* prend plusieurs minutes pour faire trois mètres. Là une connaissance, ici une collègue, en face une amie pas vue depuis longtemps. Elle revient finalement de son tour de piste qui l’a emmenée rue Blondel, la perpendiculaire, et traverse la route en pestant.
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« C’est quand même dingue, on est là depuis plus longtemps que tout le monde, mais les putes, elles n’ont pas droit à des passages piétons. » Assez fort pour dérider le visage des chalands qui évitent soigneusement de croiser le regard de ces dames toutes en couleurs et en talons, adossées aux murs de la rue.
« Prostituée, encore un mot qui nous rabaisse »
Sandra travaille rue Saint-Denis depuis plus de quinze ans. C’est une « traditionnelle » de ce lieu historique de la prostitution parisienne, chanté avec tendresse par Brassens. « Je déteste le mot ‘prostituée’, je préfère même dire “pute”, prévient-elle en poussant la porte de son 17m2 au dernier étage d’un vieil immeuble aux peintures décrépies. Prostituée, c’est encore un mot qui nous rabaisse. On est des travailleuses du sexe. »
Même si elle n’est pas dans la rue, cette dénomination, Eloïse* y tient aussi. Depuis sept ans, elle travaille sur internet, sur des sites d’escort. On la contacte via des annonces postées sur des plateformes spécialisées plus ou moins légales. Elle reçoit dans des sous-locations ou se déplace chez le client et à l’hôtel. « Le trottoir je ne pourrais pas, explique-t-elle. Mon activité sur internet me convient, je sais comment faire, je sens les choses, je peux décider de qui je vois. On développe tous des filtres à cons selon sa pratique, selon le lieu où l’on bosse. Enfin bon, maintenant, c’est de plus en plus difficile de pouvoir choisir… »
Son « filtre à cons », Samantha l’a aiguisé depuis plus de vingt-cinq ans. Depuis qu’elle travaille au bois de Boulogne et à la porte de Charenton, de l’autre côté de Paris. Tantôt à pied, tantôt en camion. Elle connait tout le monde à Boulogne. Dans la pénombre de la lisière du bois, aux silhouettes, à la démarche, à l’emplacement, elle reconnait les collègues à qui elle adresse des baisers soufflés. « Je travaille de plus en plus en camion, glisse-t-elle en saluant un groupe qui papote sous un arbre. Je viens quand même deux à trois fois par mois. Pour montrer que je suis encore là et pour garder ma place. »
Sa place, c’est entre deux voitures garées le long du bois, face à un lampadaire éteint. Passée une certaine heure, elle n’est plus éclairée que par les faisceaux jaunâtres des phares. Des mois que ça dure, des mois qu’elle bosse dans les dangers de la nuit noire. « Parfois, on est obligé de travailler à la lumière du téléphone. Franchement, c’est vraiment de plus en plus dur. »
« Protégez nous au lieu de nous précariser »
Sandra, Eloïse et Samantha. Trois quadragénaires, trois travailleuses du sexe indépendantes, trois lieux de pratiques diamétralement différents pour un constat commun : « Nos conditions se sont salement dégradées. On a plongé notre activité dans un misérabilisme dangereux. »
Qu’elles soient sur internet, dans la rue ou au bois, pour elles, il n’y a plus qu’une seule lueur d’espoir : l’annulation de la loi qui pénalise les clients de la prostitution. Une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a été transmise au Conseil Constitutionnel il y a quelques semaines et les dernières conclusions ont été déposées ce 5 décembre. Les Sages doivent rendre leur décision dans les trois mois.
Ces trois travailleuses du sexe ont confié leurs histoires aux Inrocks. Elles tiennent toutes à expliquer « leur choix professionnel ». Fatiguées d’être réduites à des femmes faibles, exploitées et sans libre-arbitre. « On est évidemment contre la traite, mais nous, on a choisi, tranchent-elles en chœur. Personne ne nous force. Au nom de quoi nous interdit-on de faire ce qu’on veut ? Protégez nous au lieu de nous précariser. »
« Je préfère ça plutôt qu’autre chose »
Sandra, rue Saint-Denis, et Éloïse, sur le net, n’ont pas toujours été dans le travail du sexe. La première parle peu de sa vie d’avant. Elle a commencé il y a seize ans, à la suite de « bouleversements dans sa vie professionnelle ». Au début des années 2000, elle a l’occasion d’acheter un petit appartement de la rue Saint-Denis, qu’elle occupe encore aujourd’hui. Elle se lance alors à son compte. « Ça m’emmerdait. Je refuse d’avoir un boss derrière qui me donne des ordres. J’aime ce côté anti-conformiste. »
Pour sa famille, elle est réceptionniste dans un hôtel. Elle refuse que le stigmate sociétal de son vrai travail touche ses proches. Elle ne sait pas si sa fille, en étude, le comprendrait. « Elle refuserait peut-être l’argent que je lui donne. Et ça je ne veux pas. »
Pendant quinze ans, Éloïse, cadre en entreprise, mène « une vie assez classique après une maîtrise dans l’administratif ». Peu à peu, elle subit une « dégradation des conditions, une pression, un manque de respect de la hiérarchie ». Deux burn-out la conduisent à « s’interroger ». Libertine depuis toujours, elle se lance dans l’escorting « par pure curiosité ». Elle pratique en dilettante pendant quelques années avant de s’y mettre sérieusement. « D’amatrice », elle devient « professionnelle ».
« Ça me convient, balaie-t-elle. Je ne conseillerais pas cette activité, mais à moi elle me convient. Tout le monde ne peut pas le faire, mais moi je peux. Et à choisir, je préfère ça plutôt qu’autre chose. »
« Il y avait déjà le sida, il y a toujours eu les insultes, de la violence »
Samantha, elle, a commencé bien plus tôt. Issue des classes populaires de La Rochelle, dès 14 ans elle a des rapports sexuels tarifés. « Le mercredi après-midi et le samedi après-midi, quand on n’avait pas école, pour me faire de l’argent de poche. » Deux fois par semaine, elle promène son chien dans un lieu de drague et se fait payer pour des caresses. « Parfois c’était un peu plus, alors ils payaient plus, raconte-t-elle. J’étais complètement inconsciente. En fait, c’était de la pédophilie. Mais dans les années 1980, personne n’en parlait. »
A 20 ans, elle monte à Paris. « J’ai essayé de me réinsérer », se souvient-elle dans un sourire. Mais les galères et les boulots mal-payés s’accumulent. Dans le Paris gay du milieu des années 1990, elle fait des rencontres qui, de dettes en loyers impayés, la conduisent place Dauphine. Face au bois de Boulogne.
« J’ai commencé ici en gigolo », explique, en désignant le fronton de la station de RER, celle qui depuis lors vit pleinement sa féminité et a refait son corps « sans l’aide de personne, avec [s]es sous, gagnés ici ». Peu à peu, elle se déplace de l’autre côté de la place, près du bois. Elle ponctue ses phrases d’un rire en coin. « Je me suis faite acceptée. Les anciennes m’ont prises sous leur aile. » On est en 1996, à l’époque il n’y a que des « marcheuses », peu de camions. En montrant tous les recoins de la place, Samantha raconte « la Belle Epoque » des années 1990. « Il y avait déjà le sida, il y a toujours eu les insultes, il y avait de la violence, décrit-elle. Mais on pouvait bosser. Par rapport à aujourd’hui, c’est incomparable. »
« Chasse aux putes »
Toutes trois ont vu leurs conditions se dégrader sous les coups de butoir de lois plus répressives que protectrices. Rue Saint-Denis, Sandra se rappelle de la chasse au racolage des années Sarkozy. « Ils ont fait tomber les proprios pour proxénétisme. A l’époque, moyennant loyer, on faisait les trois huit dans les apparts. Pendant des années, ils ont fermé les yeux sur le proxénétisme hôtelier et d’un coup, ils ont foutu tout le monde dehors. » Seules peuvent rester celles qui sont propriétaires, à leur compte. Les autres sont sommées de rejoindre le glauque des boulevards maréchaux ou la pénombre des bois de la capitale.
Au bois, Samantha y travaille déjà depuis des années lorsque le racolage est pénalisé. Au mitan des années 2000, elle est régulièrement embarquée par la police qui patrouille au bois de Boulogne. Elle se retrouve des nuits entières dans les commissariats de La Faisanderie, de Mozart ou à Crimée, « là où on met les putes ». « Les flics nous humiliaient », grince-t-elle. Ils les appellent « monsieur », les fouillent à nues, les parquent par paquet de douze dans les cellules de garde-à-vue. « Ça au moins, ça s’est calmé, sourit-elle. Mais après, il y a eu la pénalisation des clients. Là, c’est devenu l’horreur. »
« On est obligée de tout accepter »
La « chasse aux putes » menée par la police n’a jamais concerné Éloïse, depuis toujours sur internet, lieu de prostitution peu contrôlable. En revanche, comme ses collègues des trottoirs, elle a pris de plein fouet la pénalisation des clients. « Dès les premiers débats, avant même le vote de la loi, ça a chuté, relate-t-elle. Les clients ne venaient plus. Une fois la loi adoptée, tout s’est dégradé. »
Lorsqu’elle commence, il y a sept ans, Éloïse ne recontacte pas les clients dont elle manque les appels. Elle a de nouvelles demandes tout le temps. « Pas besoin d’en faire plus. » Mais à partir de 2013, elle est obligée de démarcher d’elle-même. « On ne se rend pas compte, mais sur internet c’est pas si simple que ça. Il y a un gros travail marketing. Il faut faire des photos, poster des annonces, y répondre, se faire bien référencer. C’est un vrai travail en amont. »
Avant la loi, Éloïse choisissait qui elle voyait ou non. Quand elle disait non, c’était non. Et puis le rapport de force s’est définitivement inversé. « On a constamment des demandes de rapport à risque. Comme on a moins de clients, on est obligée de tout accepter. »
Prises à la gorge
« Aujourd’hui, on n’a plus le choix », résume Sandra, dans son petit appartement tamisé de la rue Saint-Denis. Longtemps, sa clientèle, en plus des habitués, sont « les petits porte-monnaies », « les grands timides » et les « fous ». « Mais maintenant, il ne nous reste que quelques habitués et les dix pour-cent restant, ceux qui font chier. » Braquages, violences et clients hostiles sont ainsi devenus le pain quotidien de ces travailleuses du sexe.
Pour faire face, elles se sont organisées. Rue Saint-Denis, toutes les travailleuses du sexe de son immeuble sont reliées par un réseau d’alarme qui se déclenche si l’une d’entre elles est en danger. Un interrupteur à la porte, un autre près du lit. Dès qu’il y a un problème, elles le pressent pour alerter les collègues, pour faire « le tam-tam ».
Dans le bois, pas d’alarme possible. Les conditions des travailleuses du sexe y sont effrayantes. « C’est eux qui risquent le comico maintenant, donc ils se permettent de négocier », explique outrée Samantha. Elle tire nerveusement sur sa cigarette en parlant de ces clients qui négocient la fellation à dix euros, ceux qui ne veulent pas se protéger, ceux qui font descendre les prix entre les différentes travailleuses. Elle peste contre « ceux qui craquent discrètement la capote pendant la baise ».
Avant de souffler longuement sa fumée : « On est toutes prises à la gorge. Les gars, ils savent que si on refuse, ils vont forcément trouver moins cher ». Là où elle faisait une petite dizaine de clients par soir, soit en voiture, soit sous les bois, elle atteint désormais difficilement trois prestations par nuit. La veille, de minuit à 9h, elle a en a fait deux. « J’ai calculé, ça me fait moins de quatre euros de l’heure. On ne peut plus vivre. »
Dans le coin, les derniers à s’en sortir sont les réseaux de proxénètes. De son côté du bois de Boulogne, Samantha l’assure, il n’y en a pas. Dans les années 2000, quelques équipes de l’Est ont bien essayé de prendre la place. Sans succès. « Ils ont migré vers Vincennes. Mais les gamines exploitées, elles aussi subissent la pénalisation des clients. Il y a des petites roumaines qui sucent pour quinze euros et qui couchent pour trente, en jupe en plein hiver, pendant que leurs enculés de macro tapent de la coke au chaud dans leur caisse. »
Agressions, viols et assassinat
En sus des clients qui négocient les prix ou des rapports non protégés, il y a les agresseurs qui profitent de la précarité des travailleuses du sexe. Dans le bois, Samantha craint de plus en plus ces bandes qui les harcèlent. Ceux-là, ont, cet été, tué Vanessa Campos, une transsexuelle colombienne, d’une balle dans le corps après l’avoir tabassée.
Durant ce même été, à des kilomètres de Boulogne, Éloïse épluche ses messages quand un client l’appelle. Il a vu son annonce sur un site et veut la voir. Elle en a besoin, il ne lui reste que quelques jours pour payer son loyer.
« Sauf que j’ai un talent pour sentir les gens et lui, au téléphone, je le sentais pas. Mais j’ai pas pu refuser », détaille-t-elle doucement. Son flair ne lui ment pas. A peine arrivé, le client la braque. Voyant qu’elle n’a pas d’argent, il la viole avant de la tabasser et de s’enfuir. « Ça ne m’était jamais arrivé, souffle-t-elle. Désormais on est contrainte de céder à tout. »
« Je ne veux pas arrêter »
Quand vient le sujet des parcours de sorties, mis en place en parallèle de la loi de pénalisation pour permettre aux travailleuses du sexe de se « réinsérer », Samantha éclate de rire. « C’est de la merde. On nous propose des hôtels pleins de cafards et des jobs miteux. » Elle réfléchit. « Aujourd’hui, une jeune fille qui me dit qu’elle veut se prostituer, je l’attache sur une chaise pour qu’elle n’y aille pas, elle va niquer sa vie. Mais nous, on y est, on y reste. Moi, je ne veux pas arrêter, je veux juste de meilleurs conditions de travail. »
Aucune des trois ne souhaitent d’ailleurs arrêter. Toutes refusent qu’on leur dise quoi faire. Dans leur viseur, outre le gouvernement « hypocrite » qui « ne [les] connait pas », il y a « les abollotes » comme elles les appellent. Comprendre, les « abolitionnistes », dont le mouvement du Nid fait office de figure de proue, qui revendiquent une abolition des échanges économico-sexuels, arguant du fait que le travail du sexe est une domination de l’homme sur la femme. Des positions qui mettent hors d’elles Samantha, Sandra et Éloïse.
« Putain mais laissez-nous vivre notre vie, on demande rien à personne », s’énerve l’une. « Au nom de quoi va-t-on m’interdire de faire ce que je veux ? », tremble de colère l’autre quand la troisième précise. « On est contre la traite des femmes, contre les réseaux. Mais laissez les indépendantes libres. »
« S’ils n’annulent pas cette loi, c’est criminel »
Quand on tente d’avancer certains de leurs arguments comme la violence que l’on imagine légitimement dans le monde de la prostitution, les réponses ne se font pas attendre. « Attends, mais laver des vieux, tenir une arme dans l’armée pour buter des gens ou récurer les chiottes ça c’est ok ?, gronde Sandra. Tout sauf sucer des bites en fait ? Mais pourquoi ? Qui a dit ça ? »
Même son de cloche chez Éloïse. « On a décrété que la sexualité était de l’ordre de l’intime, mais c’est une conception sociale. Moi je ne le pense pas. Je ne force personne ni à croire ni à faire comme moi, mais c’est insupportable qu’on veuille nous empêcher de faire ce qu’on veut. »
« Je ne vends pas mon corps, poursuit-elle. Je vends une prestation et une durée de mon corps. » Un instant, on se hasarde à demander si elles aiment leur métier. « Les aides-soignantes qui torchent des culs, elles aiment leur métier ? Parfois oui, parfois non. Comme nous. Il a des moments durs et de moments chouettes, nous c’est pareil. Et les mineurs ? Quand on leur a donné des droits au XIXe, on leur a demandé s’ils aimaient leur métier ? Non sûrement pas. Nous aussi on veut des droits. »
En regardant le bois, Samantha secoue rageusement la tête. « Je n’ai jamais rien demandé à personne. L’argent que j’ai gagné a toujours été pour moi. Aujourd’hui, je suis contrainte à quémander le RSA parce que je ne peux plus vivre. Cette loi sur les clients ne nous a apporté que du mal. S’ils ne l’annulent pas, c’est criminel. »
Et Sandra, depuis la rue de Saint-Denis d’élargir leur détresse. « Tout le monde va mal de toute façon, on sent bien que tout se crispe, vous voyez bien ce qu’il se passe. Nous on le sait depuis longtemps, parce que quand tout va mal, on est en première ligne. Les gens viennent chez nous. Parce qu’ici, il y a toujours des oreilles pour écouter. Nous on ne juge pas. Il serait temps que les autres fassent de même envers nous. »
*les prénoms ont été modifiés
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