Malgré la censure, la photographie est en plein essor en Chine où les festivals se multiplient. Pour s’en persuader, il faut se rendre au Jimei x Arles International Photo Festival qui a lieu du 25 novembre au 3 janvier 2019 dans la grande ville portuaire de Xiamen située en face de Taiwan. Lancé en 2015 par Rong Rong, pionnier de la photographie chinoise depuis les années 90, et par Sam Stourdzé, directeur des Rencontres de la photographie d’Arles, ce festival présente chaque année le meilleur de la nouvelle scène photographique chinoise. Bilan de cette quatrième édition d’ores et déjà réussie en compagnie de Bérénice Angremy et Victoria Jonathan, deux françaises directrices artistiques du festival et fondatrices de l’agence culturelle Doors.
Comment est née l’idée du Jimei x Arles International Photo Festival ?
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Bérénice Angremy – Le festival est le fruit de plusieurs initiatives. Le district de Jimei, dans son ambition de se développer comme l’un des centres importants de la ville de Xiamen, souhaitait s’associer à une ‘marque’ culturelle internationale. Il a fait appel au photographe RongRong, reconnu internationalement et originaire de la région, avec lequel j’avais déjà initié une collaboration avec les Rencontres d’Arles de 2010 à 2012 à Pékin (le Caochangdi PhotoSpring). Le projet conçu à Xiamen entre RongRong et Sam Stourdzé répondait en même temps à une volonté commune de construire une plateforme d’exposition et de promotion de la photographie en Chine qui puisse se doter dès le départ de l’accompagnement professionnel des Rencontres. Jimei x Arles existe depuis 2015 mais s’inscrit en continuité de l’action menée depuis une dizaine d’années par RongRong pour la photographie en Chine, avec la création en 2007 de Three Shadows Photography Art Centre, le premier centre d’art du pays dédié à la photographie, et en 2008 du prix TSPA décerné aux jeunes photographes chinois chaque année (qui a permis de faire émerger des talents aujourd’hui très reconnus comme Ren Hang, Zhang Xiao, Huang Xiaoliang, Zhang Kechun, Lin Zhipeng…). Pour Sam Stourdzé, c’est également une façon d’être au plus près de la scène chinoise, qu’il connait de mieux en mieux, venant 3 à 4 fois par an.
Victoria Jonathan: Depuis un peu moins de 10 ans, la photographie connaît un véritable boom en Chine ! Depuis la création du premier festival de photographie chinois à Pingyao, en 2001, ont émergé une cinquantaine de festivals dans le pays ! Un véritable écosystème est en train de se mettre en place : musées dédiés à la photo (dans les pas de Three Shadows, ont ouvert ces 5 dernières années des musées à Shanghai, Xiamen, Lianzhou, Changsha et bientôt Chengdu), galeries, foires (la plus connue étant celle de Shanghai en septembre), maisons d’édition et médias spécialisés… Il y a une curiosité grandissante du public comme du marché pour l’art photographique, de tous points de vue c’était le bon moment pour faire pousser ce petit frère chinois des Rencontres d’Arles.
En début d’année, le festival a été cité par Emmanuel Macron comme un exemple de coopération franco-chinoise. Au-delà de son rôle de passerelle avec la Chine, quelles sont les ambitions du festival ?
B: Devenir une plateforme d’échanges et de découverte de la photographie en Asie, à travers une programmation internationale qui vient d’Arles (8 programmes de l’édition de l’été des Rencontres d’Arles) mais aussi une programmation créée pour le festival qui reflète les aspirations de la scène en Chine (cette année 19 expositions confiées à des commissaires chinois ou étrangers qui connaissent le terrain) et d’un pays asiatique invité (cette année la Corée du Sud). La plupart des festivals de photo chinois sont initiés par les associations de photographes, des structures locales affiliées au gouvernement pour la plupart établies dans les années 50. On y voit beaucoup de paysages de la Grande Chine photographiés façon National Geographic, la production est minimale (tirages tous au même format et sur le même type de papier, aucune scénographie), on y voit peu de photographes internationaux et il arrive quand c’est le cas que la présence de ceux-ci soit instrumentalisée. Jimei x Arles considère les photographes comme des artistes à part entière, et se démarque par sa volonté de procurer aux visiteurs une expérience de visite proche de celle d’un musée (tirages vintage ou originaux, travail de scénographie, médiation….).
V: Effectivement en janvier dernier, Jimei x Arles a été cité à plusieurs reprises par Emmanuel Macron lors de sa visite d’Etat en Chine, et Sam Stourdzé avait été invité dans sa délégation. Ça montre l’importance accordée par le gouvernement français à ce projet. Mais il ne s’agit pas avec Jimei x Arles de montrer en Chine de la « photographie française » – cette année sur les 8 expositions qui viennent des Rencontres, seules 2 sont signées d’artistes français (Christophe Loiseau et son travail à la Maison centrale d’Arles, et Ann Ray qui a suivi le créateur Lee McQueen pendant 13 ans) et leur nationalité n’a absolument pas été un critère de sélection ! Il s’agit plutôt de promouvoir une idée de l’art et de la culture, et plus spécifiquement de la photographie, illustrée par les Rencontres d’Arles : un art à la fois créatif et populaire, un festival ouvert au grand public mais aussi lieu d’échange entre professionnels. Le festival permet bien sûr de montrer le travail de grands photographes internationaux, jamais ou presque exposés en Chine avant : René Burri, Joël Meyerowitz, Mathieu Pernod, Toilet Paper… Il y a aussi dans Jimei x Arles l’idée d’un dialogue : les Rencontres d’Arles se nourrissent aussi de Jimei x Arles et programment chaque année le gagnant du Prix découverte et parfois d’autres artistes remarqués lors du festival en Chine.
En tant que Françaises, quelles ont été les difficultés les plus inattendues auxquelles vous avez été confrontées ?
B: Nous sommes en Chine depuis si longtemps que beaucoup de difficultés sont en fait dépassées depuis quelques années déjà – les enjeux liés aux différences culturelles, aux a priori positifs ou négatifs associés au fait d’apporter des projets étrangers, comment déjouer la censure etc. On sait s’adapter à de nombreuses situations parfois rocambolesques, boire du baijiu (alcool de riz) avec nos partenaires tout en tenant à notre façon de travailler et à notre indépendance de jugement.
V: Ohlala… pour moi chaque semaine a son lot de difficultés inattendues ! C’est vrai que le décryptage culturel devient plus aisé avec le temps, mais quand on a été éduqué et qu’on a travaillé dans la culture en France, la Chine c’est un peu le Far West ! Il y a beaucoup d’improvisation… Et on doit parfois tenir bon et garder notre cap pour qu’un projet artistique ne soit pas instrumentalisé, à des fins politiques ou commerciales.
La photographie chinoise reste encore relativement peu exposée en France. Jimei x Arles a t-il vocation à être un tremplin pour de jeunes artistes chinois ?
B: Le prix Découverte Jimei x Arles est là pour le confirmer, puisqu’il permet au lauréat d’exposer l’année suivante aux Rencontres, qui reste comme on le sait une des meilleures fenêtres de reconnaissance internationale. Avec Victoria, nous tenions à ce que ce prix ne se limite pas à de jeunes photographes inconnus tout juste diplômés mais soit la possibilité d’être exposés pour de jeunes artistes confirmés en Chine mais peu connus à l’étranger.
V : Complètement. Avec Bérénice, on en a un peu marre quand on rentre en Europe de voir toujours les quelques mêmes artistes chinois exposés, alors qu’il se passe tellement de choses dans ce pays ! Le fait que le Prix découverte et parfois d’autres artistes repérés à Xiamen soient montrés à Arles est un énorme accélérateur de carrière pour de jeunes artistes chinois parfois jamais montrés hors de Chine. L’an dernier on a vu ça avec Feng Li, qui a eu une presse internationale extraordinaire, et Guo Yingguang, dont le travail très apprécié du public et des médias également (JT de France 2 et Le Monde), a été repéré par Simon Baker, le nouveau directeur de la MEP (Maison Européenne de la Photographie)… Cette année pour la première fois on a pu inviter des médias internationaux à Xiamen, et c’est fantastique de voir déjà des articles sur des gens comme Coca Dai, Hu Wei, Lei Lei ou Pixy Liao dans British Journal of Photography, Lens Culture, Le Quotidien de l’Art, Les Echos ou… les Inrocks ! Enfin, on essaie avec Jimei x Arles d’agir également comme un lieu de transmission et d’éducation, avec des lectures de portfolios et des conférences pendant la semaine d’ouverture, ainsi que des visites guidées et des workshops avec des photographes tous les weekends pendant le festival.
Quelle place occupe la photographie dans le pays ? A-t-elle réellement une influence sur la société chinoise ?
B: La photographie indépendante a une relativement courte histoire en Chine puisqu’elle se développe après la mort de Mao, au moment des réformes de Deng Xiaoping qui permettent à des individus qui n’étaient pas au service de la propagande de posséder un appareil photo. C’est donc une autre influence que commence a exercer la photographie dans les années 80 – liée au développement de la photographie documentaire et expérimentale – puis 90 – qui voient le développement d’une photographie artistique. La photo était aussi tout simplement un moyen de diffuser des images, des courants, des idées alternatives : la photographie de l’art performance’ (Rong Rong photographiant le Village de l’Est, les photographes du Fujian shootant les installations performatives du mouvement Xiamen Dada dont faisait partie Huang Yongping, artiste aujourd’hui installé en France), des scènes sociales (la vie en zones rurales chez Hai Lei, les mines chez Zhou Hai etc.). Et bien entendu, la photo reste un médium qui continue de révéler les rêves et les fractures d’une société toujours en mutation, qu’elle soit conceptuelle ou documentaire.
V: Par ce qu’ils révèlent ou par le regard qu’ils portent sur eux-mêmes ou sur leur environnement, les photographes ont une influence sur la société chinoise. Surtout à une époque où les gens sont scotchés à leur téléphone toute la journée et où les images peuvent devenir virales à la vitesse de l’éclair. Dans le cadre de notre festival, on l’a vu l’an dernier avec la série de Guo Yingguang (The Bliss of Conformity) sur les mariages arrangés et la détresse des jeunes femmes célibataires après 25 ans : son regard d’artiste sur un phénomène de société a tapé dans le mille. Une de ses interviews vidéo a été vue par 23 millions de personnes sur WeChat ! En 2017, le suicide de Ren Hang a fait beaucoup de bruit sur les réseaux sociaux aussi : beaucoup de jeunes gens se reconnaissaient dans sa façon libre, à la fois cash et poétique, de photographier la nudité, la sexualité, son cercle d’amis… Il a créé un regard et une esthétique, qui ont emmené beaucoup d’autres artistes dans son sillage. Très récemment, l’arrestation de Lu Guang, photo reporter archi connu et récompensé des plus grands prix, dont certaines images devenues célèbres ont contribué à alerter l’opinion publique sur les questions environnementales, montre que cette influence peut aussi constituer une menace.
La Chine fait montre d’une politique culturelle très active tout en contrôlant très strictement ce qui est exposé ? Comment comprendre cette situation paradoxale ?
B: Les initiatives dans le domaine culturel ne sont en effet plus seulement le fait des privés, car les pouvoirs publics ont compris depuis quelques années que la culture était une manne : c’est non seulement la vitrine d’une Chine moderne qui doit se targuer, en tant que seconde puissance économique, d’être également au niveau culturel des pays occidentaux, c’est aussi un outil de soft power, ainsi qu’une source de retombées économiques à exploiter. Toutefois, les plateformes les plus intéressantes sont essentiellement animées par des organisations privées ou des individuels. La question du contrôle des contenus culturels est bien entendu essentielle. Active depuis plus de 17 ans en Chine, j’ai pu voir l’évolution de la censure, qui opère par vagues plus ou moins contraignantes. Il est certain que récemment, il faut savoir bien naviguer pour continuer à faire passer quelques œuvres – ou quelques messages.
V: Oui, en moins d’une décennie, la Chine est devenue hyperactive au niveau culturel. On y trouve aujourd’hui 5000 musées, 3000 salles de spectacles et 50 000 écrans de cinéma. Des investissements privés, mais aussi des moyens publics, notamment dans le soft power, sont déployés pour développer des échanges culturels entre la Chine et l’étranger – à l’instar du grand projet de « Nouvelles Routes de la Soie » (One Belt One Road), qui au-delà du slogan témoigne d’une ambition de long terme pour être un acteur majeur des échanges culturels mondiaux… Comme en Europe, avec la hausse de leur niveau de vie, les Chinois sont de plus en plus nombreux à aller au musée, au cinéma, au concert… bref, à consommer de la culture et y consacrer une partie de leurs ressources. Comme pour d’autres pans de son économie, le gouvernement chinois contrôle de près l’évolution du marché des industries culturelles. On parle beaucoup de la censure, mais il ne faut pas négliger la barrière constituée par le protectionnisme économique. Pour caricaturer : pourquoi donner librement accès aux productions artistiques occidentales (les US en tête) à un marché d’1,4 milliard d’habitants ? Bien sûr, l’idéologie est également centrale. Très tôt après son arrivée au pouvoir, le président Xi Jinping a prononcé des discours sur la nécessité d’un art servant le peuple et reflétant les valeurs socialistes, dans la lignée du grand discours prononcé par Mao à Yanan en 1942 (qui a constitué la feuille de route de l’art réaliste socialiste en cours pendant la période maoïste). Ce que nous percevons comme une situation paradoxale est logique pour les autorités : il s’agit de contrôler une croissance – économique, sociale, intellectuelle. Donc c’est vrai qu’on est dans une vague « down », durant laquelle, plus qu’il y a 10 ans par exemple, des artistes, même très connus, peuvent être placés en détention (cf Lu Guang, ou dans un genre totalement différent l’actrice Fan Bingbing pour des raisons fiscales), des programmes TV et des films sont censurés, des expositions sont tronquées voire annulées… Cependant on est très loin du contrôle des esprits et des moyens de création qui avait cours il y a 30 ans ; à l’époque, un photographe pouvait être condamné à mort pour avoir pris des photos de nu. Et cela n’empêche pas complètement les jeunes artistes de s’exprimer et de trouver un écho.
Pourriez-vous nous présenter les deux gagnants de cette année, à savoir Lei Lei (Prix découverte) et Pixy Liao (Prix des femmes photographes créé avec Madame Figaro) ?
V: Lei Lei et Pixy Liao appartiennent tous les deux à la génération des balinghou (après 80), une expression utilisée pour désigner ceux qui sont nés pendant la politique de l’enfant unique, après le début des réformes d’ouverture de Deng Xiaoping, et qui ont eu un accès sans précédent à l’information et une ouverture sur le monde, grâce à Internet mais aussi parce qu’ils ont pu voyager voire étudier à l’étranger. Lei Lei et Pixy Liao vivent d’ailleurs tous deux aux Etats-Unis : Lei Lei enseigne à l’école d’art CalArts à LA et Pixy Liao vit à New York depuis déjà plusieurs années. Ce qu’ils ont à dire est forcément très différent des générations précédentes d’artistes et photographes chinois. Un autre point commun entre ces deux artistes : ce sont des touche-à-tout, qui ne se définissent pas à travers la pratique d’un seul medium et expérimentent tous azimuts.
Pixy Liao nourrit depuis plus de 10 ans une série dans laquelle elle se met en scène avec son mari japonais, Moro. Dans Experimental Relationship, on les voit tous deux, souvent en petite tenue, éprouver les rapports de pouvoir conventionnellement « induits » par leur relation : homme-femme, Japonais-Chinoise… Les images sont très colorées et pleines d’humour mais le propos n’en est pas moins fort, sur l’identité féminine et les représentations culturelles. Cette année, la jeune maison d’édition photo chinoise Jiazazhi a publié un livre avec Pixy pour les 10 ans de ce projet : Experimental Relationship Vol.1 2007-2017, qui a reçu la mention spéciale du jury de Aperture/Paris Photo PhotoBook Awards à Paris Photo, juste avant Jimei x Arles. Pixy et Moro ont par ailleurs ensemble un projet musical, Pimo.
Lei Lei est jeune (né en 1985) mais déjà assez reconnu pour son travail dans le domaine de l’animation : ses courts métrages ont été récompensés dans des festivals internationaux d’animation comme Ottawa ou Annecy. Il a également collaboré avec des marques comme illustrateur (Nike, Fiat 500). Depuis quelques années, il travaille également avec de la photo. Il a notamment collaboré avec l’artiste français Thomas Sauvin, collectionneur compulsif de vieilles photos chinoises, qui a notamment sauvé 1 million de vieux négatifs de la destruction (Beijing Silvermine). Lei Lei s’était donc déjà emparé de photos d’archives issues de la collection de Thomas Sauvin, pour les retravailler en couleur (série Hand-Colored, 2013-2015) et en vidéo d’animation (Recycled, 2013). Dans Weekend, son dernier projet, montré à Jimei x Arles, Lei Lei recycle de vieilles images tirées d’albums de famille, de vieux magazines et de boîtes de photos, trouvés dans des marchés aux puces, pour créer un collage vidéo. Il joue de cette esthétique vintage, de l’imaginaire collectif associé à ces vieilles photos, pour créer une nouvelle œuvre et nous inviter à une réflexion sur l’image (archive ou œuvre d’art ?). Le titre de sa pièce est un clin d’œil à Jean-Luc Godard, copieur-colleur devant l’éternel, et à son film Weekend (1967). Dans la presse chinoise, beaucoup se sont étonnés que Lei Lei gagne le Prix découverte de Jimei x Arles sans avoir touché un appareil photo, mais c’est justement ce travail de réflexion et de création autour de l’image photographique qui a convaincu le jury. Par ailleurs, Lei Lei fait du VJing, et il a collaboré au projet musical Shanghai Restoration Project.
Propos recueillis par David Doucet
Liens :
– le site de Jimei X Arles
– le site de l’agence culturelle Doors
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