L’Union Européenne n’est pas parvenue à trouver un accord sur la taxation des géants du numérique. Un échec qui révèle une nouvelle fois la division qui règne au niveau européen.
Alors que les gilets jaunes battent le pavé et réclament plus de justice fiscale, le signe aurait été le bienvenu. Loupé. Le projet de taxe européenne sur les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), et plus largement sur les « services numériques » dont le chiffre d’affaire mondial dépasse 750 millions d’euros (et 50 millions en Europe), a été repoussé aux calendes grecques ce mardi 4 décembre. Et son avenir semble largement hypothéqué. « C’est d’une infinie tristesse, déplore Bernard Benhamou, secrétaire général de l’Institut de la souveraineté numérique (ISN) et ancien diplomate. On avait de nombreuses déclarations qui allaient toutes dans le même sens, l’apparence d’une volonté commune, mais tout cela s’est écrasé sur la faiblesse structurelle de l’Union Européenne. Le fait de ne pas avoir de majorité qualifiée, mais un nécessaire vote à l’unanimité pour les décisions importantes nous empêche d’avancer. Il nous faut absolument faire évoluer ces règles. Pour le moment, on est contraint par le moins disant ».
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Selon une estimation de la Commission européenne, les GAFA ne seraient imposés qu’à hauteur de 8,5 % à 10,1 % de leurs profits dans l’Union européenne contre une fourchette de 20,9 % et 23,2 % pour les autres entreprises, dites « classiques ». A titre d’exemple, pour l’année 2017, Amazon aurait ainsi généré 25 milliards d’euros de chiffre d’affaires en Europe pour un impôt quasi nul.
Allemagne, Irlande, Suède, Luxembourg : tout le monde a joué « perso »
Il faut dire que les divergences de points de vue ont été nombreuses concernant ce projet de taxe sur les entreprises numériques. L’Allemagne s’y est fermement opposé, craignant des mesures de rétorsion américaines contre son industrie automobile. « Les Allemands sont tétanisés par tout ce qui peut menacer leur appareil industriel », confirme Bernard Benhamou. L’Irlande n’a pas plus soutenu le projet, elle qui abrite de nombreux sièges sociaux de grandes entreprises de la Silicon Valley, à commencer par ceux de Facebook et Apple. La Suède, elle, s’est inquiétée pour Spotify, son fleuron du streaming musical. D’autres pays, comme le Luxembourg, sont eux bien connus pour être des paradis fiscaux. « L’échec de cette taxe sur les GAFAM c’est une confirmation de la grande difficulté de l’Union Européenne à s’accorder sur une vision commune, pointe Nikos Smyrnaios, chercheur à l’université Toulouse III et auteur de Les GAFAM contre l’internet. De nombreux pays ont clairement joué la carte de leurs intérêts particuliers ».
Les Etats-Unis n’ont pas été en reste et ont également pesé de tout leur poids pour qu’une telle taxe n’aboutisse pas. De nombreuses sources diplomatiques attestent ainsi de « pressions directes de l’administration américaine ». « N’oublions pas que l’ambassadeur américain en Allemagne a clairement déclaré que son job était de faire monter l’ensemble des droites dures et eurosceptiques en Europe, complète Bernard Benhamou. On se retrouve dans une situation inédite où les trois grandes puissances mondiales, Etats-Unis, Chine et Russie, se retrouvent quant à l’idée de nuire à l’Europe. Ils ont un intérêt commun à la destruction de l’UE ou du moins, à son affaiblissement ».
Un accord à minima pour sauver les apparences
Après d’âpres discussions, Paris et Berlin se sont tout de même entendus sur l’idée d’une taxe revue à la baisse. En forme de peau de chagrin, c’est le moins que l’on puisse dire. Son assiette serait ainsi réduite de 5 à 3% et se limiterait au chiffre d’affaire lié à la publicité en ligne. Cette taxe ne concernerait par ailleurs que les seuls Google et Facebook. Comme le souligne très justement Le Monde, « la taxe ne devrait rapporter que 1,3 milliard d’euros au lieu des 5 milliards escomptés au départ. C’est-à-dire que le coût de la collecte de l’impôt risque d’être supérieur à ses propres recettes ». Enfin, et ce n’est pas un détail, cette taxe n’interviendrait qu’à l’horizon 2021.
Malgré ces concessions et cet accord à minima entre Paris et Berlin, rien ne garantit qu’une telle taxe soit approuvée par tous les membres de l’Union Européenne. « Je ne lâcherai rien, a toutefois assuré Bruno Le Maire. L’argent, il est chez les géants du numérique, qui font des profits considérables grâce aux consommateurs français, et qui payent 14 points d’imposition en moins que les autres entreprises, que les PME, que les TPE ». Le Ministre de l’Économie et des Finances « se donne jusqu’au mois de mars pour qu’on obtienne une taxation européenne des géants du numérique ». Au-delà de cette date, il envisage une taxe à l’échelle nationale. Une idée qui pourrait s’avérer difficilement applicable. « C’est loin d’être évident, confirme Bernard Benhamou. De nombreux recours contentieux peuvent exister auprès des institutions européennes. Certains pourront y voir une entorse aux règles européennes de la concurrence. Dans tous les cas, ce sera très compliqué ». Un constat partagé par Nikos Smyrnaios. « Si on taxe à l’échelle nationale, on aura toujours peur que les entreprises partent s’installer ailleurs », ajoute-t-il.
L’UE, « un animal sans dents »
Au-delà de l’échec patent de cette taxe GAFA pourtant annoncée depuis des mois, c’est une nouvelle fois l’impuissance de l’Union Européenne qui semble éclatante. « Les GAFA sont aujourd’hui des sociétés qui interviennent tous secteurs confondus, ce ne sont plus seulement des sociétés technologiques, tient à souligner Bernard Benhamou. Si on n’est pas capable de montrer les dents face à ces entreprises, ce n’est pas seulement une question de fiscalité et d’économie qui se pose, c’est de notre système démocratique dont il est question. De la défense de notre modèle social, de la préservation de l’ensemble de notre tissu industriel. Vous savez ce que disent les diplomates américains au sujet de l’Union Européenne ? Ils disent qu’on a créé un animal sans dents. Un animal qui n’a pas les moyens d’être tranchant, qui ne sait pas mordre. Il faut impérativement créer un rapport de force avec ces entreprises. Et cela passe nécessairement par la constitution d’un axe franco-allemand fort. D’une vision commune ». Nul doute que pour y parvenir, la route reste longue.
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