Johnny Depp prête son ombrageuse nature au barbier vengeur du nouveau film de Tim Burton, « Sweeney Todd ». L’occasion de revenir sur la carrière étonnante de ce fils de la télé devenu acteur en or.
Qu’une longue mèche blanche sur cheveux noirs soit l’un des plus séduisants attributs masculins qui soient, on le savait depuis les apparitions ophulsiennes de Vittorio de Sica dans Madame de… Bien plus que cette voix au chant puissant sortant d’un torse chétif, c’est ce détail qui intrigue lors des premiers plans de Sweeney Todd, le nouveau film de Tim Burton, lorsque Johnny Depp dévoile une crinière-méduse aux coloris ondoyants et contrastés. Invention capillaire certes ajustée au terrible destin de ce barbier sanguinaire, mais qui semble aussi cristalliser la déjà longue histoire qui unit l’acteur, le cinéaste et ses personnages. Petit visage aux traits fins quelquefois chiffonnés, voix légère, silhouette frêle, le physique de joli garçon de Johnny Depp ne lui interdisait pas de jouer dans des fictions quotidiennes à la solide assise psychologique et sociologique. Il a même débuté en 1987 dans une série télé extrêmement réaliste, 21 Jump Street, où son délicat talent, tout en nuances rebelles que l’on sentait déjà rétives à la cajolerie, n’était nullement dénaturé par les contraintes terre à terre du genre.
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Et pourtant, y a-t-il dans sa filmographie depuis 1990 un seul rôle marquant d’époux, d’amant, de père de famille, de travailleur, de patron, de meilleur ami ou de tout autre personnage s’affrontant à la vie courante ? Ses quelques incursions dans des fictions réalistes semblent même éteindre son talent, comme ennuyé de devoir donner des gages à la normalité. Ce n’est pas tout à fait un hasard si l’acteur a tourné entre-temps son premier film avec Tim Burton, lequel a révélé chez lui une disposition unique pour l’inventivité lunatique, lui interdisant ainsi le retour à la morne réalité. Cinéaste et acteur à ce point harmonieusement unis que l’on aime moins leurs films lorsqu’ils se séparent. En 1990 donc, avec ce rôle de coiffeur dans Edward aux mains d’argent, Johnny Depp s’affuble de cheveux hirsutes et de ciseaux au bout des doigts, double attelage que l’on retrouve affermi par la force du désespoir avec la figure du barbier fou, seize ans plus tard, dans Sweeney Todd. Entre 1990 et 2007, l’œuvre commune de Burton et Depp va déployer le triple motif kleistien de l’enfance, de la vengeance et de la grâce, autour d’un récit obsessionnel : un enfant maltraité cherche l’amour et les représailles…
Enfant dont les attributs monstrueux, dans Edward aux mains d’argent, susciteront la curiosité, puis la convoitise, et enfin le bannissement, à peine adouci par l’amour de Winona Ryder. Enfance géniale et incomprise dans Ed Wood (1994), où il compose un personnage de cinéaste se lançant à corps perdu dans des expériences aussi inventives que dérisoires. Enfance chevaleresque dans Sleepy Hollow (1999). Enfance torturée dans Charlie et la chocolaterie (2005), où le héros se transforme en mécène aux vœux philanthropiques ambivalents, hésitant entre la gratification et la torture. Aucune hargne dans ces différentes figures de l’enfance vengeresse portée par une manière dansante d’affronter ses bourreaux. Johnny Depp, à côté duquel les autres stars Brad Pitt, George Clooney ou Matt Damon font figure de lourdauds, est le plus gracieux des acteurs américains. Cette grâce qui ne se satisfait pas de sa seule ténuité, Burton l’utilise en accomplissant ses vertus graphiques : sous sa direction, Depp paraît toujours dirigé par d’invisibles filins qui soulèveraient tel sourcil, telle main, tel pied, telle épaule. Le jeu décomposé, la succession mécanique d’expressions dont la possible sécheresse est contrée par la rapidité réactive du jeu, le rythme de la saccade qui traduit l’affolement du cœur et la panique devant les épreuves du monde composent une merveilleuse logique du pantin poussée à son comble dans Les Noces funèbres (2005), où Johnny Depp devient un personnage de film d’animation.
La docilité avec laquelle il se soumet à cette direction d’acteurs apparemment démiurgique traduit une jubilation commune entre lui et son maître, qui mène à une entière confiance réciproque. L’histoire mouvementée qui lie souvent un cinéaste et un acteur n’est ici troublée par aucune mésentente. Burton et Depp, certes unis par un imaginaire morbide, sont aussi les peintres par excellence de l’enthousiasme renouvelé, prompts à créer des scènes où l’émerveillement des personnages se double de cette si mystérieuse excitation nerveuse qui mène souvent les enfants aux dernières extrémités et fait dire aux mères inquiètes : “Arrête, tu vas finir par te faire mal.” Là aussi réside peut-être le secret de l’éternelle jouvence qui les unit : a-t-on déjà vu une marionnette, qui plus est une marionnette qui ne s’ennuie pas, vieillir ? Revenons à cette fameuse mèche blanche, dont le mystère s’est un peu éclairci. Ne peut-on la voir comme le signe de l’enfance désormais chenue, doublé du signe d’un violent chagrin longtemps porté, auquel le film accordera de lugubres accomplissements – ce genre de chagrin qui, dit-on, fait blanchir les cheveux en une nuit ?
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