“Vivre ma vie : une anarchiste au temps des révolutions”, est le titre de cette somme incomparable dans laquelle l’anarchiste Emma Goldman mêle le souvenir de ses actions militantes à son ressenti intime. Traduite pour la première fois en français, cette autobiographie est un ouvrage pionnier de l’histoire mouvementée des luttes sociales.
Il y a des vies dont le récit est indissociable des avancées de la grande histoire. Peu d’entre elles auront autant marqué les luttes sociales que celle d’Emma Goldman, anarchiste et féministe du début du XXe siècle. La traduction intégrale des mémoires de cette immigrée russe qui, arrivée aux États-Unis à l’adolescence, fut une éternelle apatride est un événement sans précédent pour toutes celles et ceux qui souhaitent s’initier à l’histoire du mouvement anarchiste. Mêlant de manière indissociable l’intime et le politique, le récit par Emma Goldman de son parcours, désormais disponible en français aux éditions L’Echappée, est un monument d’histoire populaire.
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L’histoire d’un livre
Vivre ma vie : une anarchiste au temps des révolutions est la première traduction intégrale en français de l’autobiographie d’Emma Goldman, publiée initialement en 1931 sous le titre Living my life. Jusqu’alors circulait une version tronquée comportant un tiers du texte original : L’épopée d’une anarchiste, publiée en 1979 et rééditée un temps sous le titre De l’amour et des bombes. Un titre étonnant, plutôt racoleur, qui résumait la vie de la militante aux pôles exclusifs des sentiments et de la violence. Dans le texte comme dans le titre, l’ouvrage n’était pas une traduction mais une adaptation.
Les deux traductrices du livre qui vient de paraître, Laure Batier et Jacqueline Reuss, n’ont modifié dans le texte original que les erreurs historiques. Car réduire la vie d’Emma Goldman au parcours singulier d’une femme serait mensonger. S’il est exceptionnel, c’est aussi car elle traverse une histoire qui l’englobe : celle des luttes sociales aux Etats-Unis, dont peu de documents témoignent en France – à l’exception notable d’Une Histoire populaire des Etats-Unis (éd. Agone), d’Howard Zinn, adapté en documentaire par Daniel Mermet en 2015.
Une “plongée dans l’histoire des mouvements d’émancipation aux Etats-Unis”
En découvrant la vie d’Emma Goldman, le lecteur plonge dans le récit de l’essor des mouvements anarchistes et ouvriers aux Etats-Unis. Arrivée à Chicago en 1886 à l’âge de 16 ans, elle passe toute une première partie de sa vie sur le sol américain jusqu’à son expulsion du pays en 1919. Sa vie outre-Atlantique fait partie des passages occultés par la première traduction de Living my life. C’est à cette occasion qu’Emma Goldman rencontre son mentor, amant puis compagnon de lutte d’une vie, Alexandre Berkman. Ces années sont essentielles pour comprendre les origines du parcours de la militante, et lèvent du même coup le voile sur une période occultée de l’histoire des Etats-Unis. Une période d’intense agitation sociale, pendant laquelle la classe ouvrière se soulève et se révolte contre sa condition précaire et épuisante. De nombreuses grèves ont lieu pour réclamer l’augmentation des salaires et des journées de travail de 8 heures, les luttes se cristallisent. Comme l’explique Laure Batier, “la répression du patronat est très brutale, il n’hésite pas à faire intervenir des milices privées pour réprimer les grèves et on tire à balles réelles sur les grévistes”.
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Les événements tragiques de Haymarket Square, en 1886, sont le déclenchement de l’engagement des activités militantes d’Emma Goldman. Le 4 mai, au cours d’une manifestation annoncée comme pacifiste, des agents de police sont tués. Dans le contexte d’une véritable hystérie anti-anarchiste, et à l’issue d’un procès expéditif, plusieurs manifestants sont pendus alors qu’ils étaient innocents. Par la suite, ils sont érigés en martyrs. Révoltée par cette injustice, Goldman devient une oratrice hors pair. Elle intervient dans les manifestations de chômeurs et les grèves ouvrières, pour “la prise en main par les exploités de leur propre lutte”. Laure Batier constate que “ces événements vont bouleverser la vie d’Emma Goldman et déterminer son engagement dans le mouvement anarchiste auquel elle est restée fidèle le restant de sa vie. C’est vraiment le fondement de son engagement”. Symbole de l’importance de ce moment indissociable du parcours de la militante : elle repose aujourd’hui, selon ses volontés, aux côtés des martyrs d’Haymarket Square à Chicago.
Ni suffragette, ni communiste
Le personnage d’Emma Goldman n’est pas réductible aux luttes sociales des ouvriers contre le patronat. Elle est aussi le visage des revendications des droits des femmes, et est partie prenante des soulèvements qui marquent l’avènement du communisme en Russie en 1917. Pour autant, lui accoler l’étiquette de féministe dans la mouvance des militantes anglo-saxonnes, comme celle de communiste, serait mensonger. L’intégrité et la radicalité de ses positions la placent en figure d’outsider permanente et sont caractéristiques de sa brûlante actualité.
Lors de ses années passées aux Etats-Unis, Goldman travaille comme infirmière et comme sage-femme. Les conditions dans lesquelles les femmes les plus pauvres mettent au monde leurs enfants, la misère dans laquelle elles se retrouvent l’inclinent à s’intéresser au problème de la contraception et voient naître sa défense d’une limitation des naissances, que beaucoup ne partagent pas. Les sujets sur lesquels elle se place pour la défense des femmes s’éloignent de ceux des suffragettes anglo-saxonnes qui réclament le droit de vote. Sa défense du contrôle des naissances était tout autant extérieure aux luttes des mouvements féministes contemporains. Jacqueline Reuss, traductrice aux côtés de Laure Batier, le précise en ces termes :
“Elle n’avait que faire des suffragettes qui se scandalisaient de son apologie de l’amour libre. Elle sermonnait des parterres de femmes sur leur part de responsabilité dans l’oppression masculine qui les rendait esclaves. Pour Goldman, la libération de la femme était indissociable de celle des hommes”.
Russe d’origine, Emma Goldman va aussi confronter ses idées au communisme naissant de l’Union soviétique. Suite à son expulsion des Etats-Unis en 1919 pour avoir appelé les jeunes Américains à ne pas s’enrôler, elle est de retour sur le sol russe qui l’a vue naître. Assistant aux premières loges à la Révolution bolchevique, elle consacre dans Vivre ma vie des centaines de pages aux événements qui s’y jouent. Son enthousiasme originel fait rapidement place à une consternation totale devant la mise en place du régime communiste. Dans son autobiographie, l’auteure écrit : “Rien ne pouvait arrêter le rouleau compresseur de l’Etat communiste”. Deux ans après son arrivée, elle quitte définitivement le sol russe, en proie à une cruelle désillusion. C’est l’une des premières à dénoncer ouvertement le régime communiste, critique dont elle tire un essai, Ma désillusion en Russie, publié en 1925. L’examen progressif qu’elle en fait dans Living my life révèle une prise de conscience troublante de justesse à une époque où personne n’ose en soupçonner les conséquences futures.
Plus qu’un livre politique
“Si je ne peux pas danser, ce n’est pas ma Révolution”. Cette phrase, longtemps attribuée à Goldman, a en réalité été prononcée par une féministe en 1973. L’idéologie reste toutefois la même pour cette apologue de l’amour libre qui défend la liberté à tous points de vue, et non strictement au plan politique. Ses rencontres et ses relations sentimentales sont autant d’occasions de découvrir d’autres modes de vie. L’un de ses amants, Ben Reitman, fait partie des premiers hobos américains et est aussi l’auteur de Boxcar Bertha, dans lequel il conte les aventures d’une anarchiste fictive inspirée partiellement par Goldman. Si celle-ci est de son côté plus encline aux productions orales – discours, conférences – qu’à l’écriture, elle montre un goût pour la chose artistique dans son ensemble, de la philosophie et la littérature au théâtre. Nietzsche, entre autres, exerce sur elle une fascination sans pareille qui l’amène à reconsidérer autrement la vitalité. Elle écrit : “Mes lectures se faisaient au détriment d’un sommeil pourtant bien nécessaire, mais qu’était la fatigue physique comparée à mes extases devant Nietzsche ? Grâce au feu de son âme, au rythme de son chant, la vie me paraissait plus riche, plus complète et plus éblouissante”.
L’intérêt de Goldman pour le théâtre et la littérature se manifeste dans les conférences qu’elle a délivrées en son temps. Ses mémoires dévoilent aussi des rencontres avec bon nombre de poètes et de peintres, à une époque où la bohème artistique et le militantisme ne se distinguent pas aussi nettement qu’aujourd’hui, où ils se renforcent même. L’engagement permanent qu’est la vie d’Emma Goldman, à la lecture de Vivre ma vie, est donc une quête d’émancipation sous toutes ses formes, physique, politique, intellectuelle. S’il ne fallait citer qu’une phrase véridique de l’anarchiste qui résume à la fois son militantisme, sa vie et l’ouvrage qu’elle en a tiré, ce pourrait être celle-ci : “Je veux la liberté, le droit pour chacun de s’exprimer, le droit pour tous de jouir des belles choses”.
Emma Goldman, Vivre ma vie : une anarchiste au temps des révolutions, traduit de l’anglais par Laure Batier et Jacqueline Reuss, L’Echappée, 21 novembre 2018, 29,90€.
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