Un an après son démarrage en trombe, la Belgo-Congolaise délivre son premier album, Gore. Une œuvre autobiographique et versatile, entre exaltation et tragédie, qui la place au premier rang de la scène francophone et séduit bien au-delà.
A l’heure du règne des réseaux sociaux et de leur flot d’images incessant, les artistes n’ont-il·elles pas le devoir de proposer une œuvre qui se veut globale ? C’est la question que souligne un peu plus le phénomène Lous And The Yakuza. Avec son premier single Dilemme, paru en septembre 2019, la Bruxelloise imposait un univers à 360 degrés, pensé dans ses moindres détails.
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A une musique entremêlant hip-hop et chanson française (elle s’est parfois décrite comme “un mélange de Kaaris et de Dalida”), s’ajoutent des visuels cinématographiques qui n’hésitent pas à fusionner les références (autant sa culture congolaise que les tableaux de la Renaissance), et un stylisme qui s’affranchit de tous les codes spatio-temporels (évoquant aussi bien l’époque médiévale italienne de la fin du XVe siècle que la scène rap américaine contemporaine). Une recette qui a su séduire bien au-delà des frontières de la francophonie.
https://www.youtube.com/watch?v=SDyyI2gAKrY
Quelques millions d’écoutes plus tard, Lous And The Yakuza était sur toutes les lèvres. On l’a aperçue sur le papier glacé du magazine anglais i-D, dans le studio du média berlinois COLORS, entendue sur les ondes de radios danoises, suisses et surtout italiennes (son titre Dilemme a été remixé par le rappeur romain Tha Supreme, rafflant au passage le statut de disque d’or) ; on a vu les filles de Madonna danser sur son titre Tout est gore sur Instagram, et Issa Rae en partager le clip sur Twitter, et on l’a admiré, elle, sur le podium du défilé automne-hiver 2020-2021 de la maison Chloé en février dernier.
Des phrases ponctuées par de grands éclats de rire
Lorsqu’on la rencontre à Paris en ce début d’automne pluvieux, la jeune femme de 24 ans vient d’assister à un événement Louis Vuitton, dont elle incarne la nouvelle campagne. Son front est marqué par ce symbole à l’effigie d’une silhouette les mains levées vers le ciel, qu’elle arbore, semble-t-il, au quotidien. Une cigarette glissée entre les doigts, elle s’exprime vite, avec force et détermination, et ponctue ses phrases par de grands éclats de rire. A tout moment, il nous paraît d’ailleurs que son intense énergie va comme déborder de son corps longiligne.
On lui demande alors comment elle a vécu cette fulgurante ascension, survenue au cours d’une année 2020 on ne peut plus perturbée. Sa réponse fuse : “Super bien ! Certes, le fait que ma musique ait d’abord surtout fonctionné à l’étranger a changé nos plans ; mais quelque part, je savais que mon personnage était un peu trop OVNI pour la Belgique ou la France.” Elle ajoute : “Petit à petit, les gens s’habituent à l’alien (rires), et ça fait du bien.”
“Aujourd’hui, je n’ai qu’une hâte : que mon premier album sorte.” Disponible mi-octobre, Gore tire son titre du sous-genre du cinéma d’horreur. “Il est dit que le cinéma gore est un cinéma tellement violent, tellement sanglant, tellement absurde qu’il en devient presque drôle, commente la chanteuse. Et c’est à l’image de ma vie. Ma vie a été d’une brutalité sans fin, tellement difficile que je préfère en rire qu’en pleurer.”
Née en 1996 à Lubumbashi, en République démocratique du Congo, Marie-Pierra Kakoma est séparée de sa mère dès l’âge d’un an et demi. Elle la rejoint en Belgique trois ans plus tard, alors qu’une deuxième guerre sévit à l’est de la RDC, puis grandi au Rwanda, jusqu’à son adolescence. Bercée par les albums de Koffi Olomide, Mozart, Etta James ou Bob Marley, elle développe rapidement une passion pour l’expression de soi à travers la musique, le dessin, la danse.
“J’ai un entourage composé de gens incroyables”
“A toutes les fêtes de famille, j’étais là, à m’exhiber avec tous mes poèmes, toutes mes danses, rembobine-t-elle dans un rire communicatif. Tout le monde savait quelque part dans sa tête que j’allais devenir artiste. Moi la première.” A 15 ans, Marie-Pierra supplie ses parents de regagner la Belgique, désireuse d’avoir un plus grand accès à l’art. “Il y a eu un vrai clash des cultures à mon retour en Belgique. J’ai réalisé que les gens n’étaient absolument pas documentés sur l’histoire de l’Afrique, sur la vie des Noir·es en général.”
En parallèle d’études secondaires en sciences et latin, qu’elle poursuit au sein de l’internat du Val Notre-Dame de Wanze, la musique devient son refuge. “Et dès que j’ai eu mon bac, j’ai enfin pu faire ce que je voulais faire depuis le début de ma vie : de la musique à plein temps”, relate-t-elle.
Mais la poursuite de ses rêves entraîne des moments difficiles : une période sans domicile fixe, une dépression, du trafic de drogue, une maladie… autant d’obstacles que sa ténacité l’aidera à surmonter. A 18 ans, elle partage un premier ep qui prend pour thème la schizophrénie, bientôt suivi de six autres qu’elle réalise à l’aide de producteurs rencontrés dans les rues de Bruxelles. “J’ai un entourage composé de gens incroyables, qui passent leur vie à montrer qu’ils sont là”, précise celle qui a récemment collaboré avec Damso et Hamza, ses deux compatriotes belges.
https://www.youtube.com/watch?v=9de2C058LCA
Si la solitude est l’un des thèmes majeurs de son premier album (en témoigne l’un de ses singles phares, Solo), Lous And The Yakuza le martèle : elle ne serait rien sans son équipe. Gore a vu le jour grâce à l’union de nombreux·ses collaborateur·trices, de ses « yakuzas », comme elle aime à les appeler. “Lous, c’est l’anagramme de soul, et les yakuzas, ce sont tous les gens de l’ombre qui travaillent avec moi”, détaille cette férue de culture japonaise, de l’anime Naruto aux disques d’Ikue Asazaki.
Souvent, Gore nous plonge dans des souvenirs douloureux
Parmi ses yakuzas, son manager Miguel Fernandez, qui la remarque en 2017 et lui décroche une signature sur le prestigieux label Columbia l’année suivante ; Wendy Morgan, la réalisatrice qui a façonné son image ; sa styliste, Elena Mottola, et ses deux chorégraphes, Kevin Bago et Princess Madoki. Sans oublier le producteur espagnol El Guincho, connu pour son étroite collaboration avec la superstar catalane Rosalía. “Quand j’ai découvert son titre Malamente en 2018, ça a été le déclic !, confie Lous And The Yakuza à propos de Rosalía. On a tout de suite contacté El Guincho, et quelques semaines plus tard, j’étais dans son studio. On devait faire deux morceaux à l’origine, et rapidement, ils se sont transformés en… tout l’album (rires) !”
Aux côtés d’El Guincho, mais également de quelques autres compositeurs dont Ponko et Mems, Lous And The Yakuza donne ainsi vie à ses textes introspectifs, met en chanson son histoire personnelle. Un moyen pour elle non pas de guérir ses blessures, mais de mettre en lumière la vérité. “C’est un fantasme collectif de penser que l’écriture est thérapeutique, je n’ai jamais cessé de pleurer après avoir écrit, affirme-t-elle. Moi, j’écris pour m’expliquer un fait. Ma musique est le chemin compliqué vers la vérité. Et c’est très dur d’être entièrement honnête tout le temps. Il faut arriver à ne pas se mentir, à ne pas avoir honte, à ne pas avoir peur… Voilà ce que j’essaie de faire.”
Souvent, Gore nous plonge dans des souvenirs douloureux : une agression dont elle a été victime sur Quatre Heures du matin (“Je n’ai pas vu mes agresseurs /Je me souviens juste de leurs odeurs”), ce grand sentiment de solitude qui la ronge sur Solo (“Quoi que l’on dise on restera solo/Quoi que l’on fasse on restera solo”), ou encore l’expérience de la trahison sur le solennel Messes basses (“Rigolera bien qui rira le dernier/Les sourires faux sont souvent cachés”).
Des sonorités parfois empruntées à la rumba congolaise
Ce que met également en exergue Gore, c’est ce désir de réussir, coûte que coûte. Avec Dans la hess, l’autrice, compositrice et interprète exprime clairement son but : “Prendre le game à toute vitesse.” Une idée qui revient sur Téléphone sonne, lorsqu’elle chante “Je n’sais plus fermer les yeux/Je vis mon rêve alors je ne dors pas/De peur d’ne pas exaucer mes vœux.” “Certains pensent que j’ai trop d’ambition… c’est juste que je n’ai pas le temps de passer à côté de ma chance”, souffle-t-elle. Un autre thème traverse régulièrement Gore : son identité de femme noire.
“Mon héritage africain fait partie de mon être”
Tout au long du disque, dont les sonorités empruntent parfois à la rumba congolaise, Lous And The Yakuza la célèbre en rappelant que sa peau est “couleur ébène” (Dilemme), en demandant “pourquoi le noir n’est pas une couleur de l’arc-en-ciel” (Solo), en choisissant un casting de danseurs noirs pour ses clips. “C’est quelque chose que je fais de façon naturelle, parce que mon héritage africain fait partie de mon être”, analyse-t-elle, ajoutant qu’elle aimerait que les petites filles noires puissent s’identifier à un plus large panel de représentantes.
En dépit de son titre, Gore est finalement un album lumineux, qui prône la résilience, l’affirmation de soi et le mélange des genres. Une première œuvre singulière à l’ADN pluriel, dont Lous And The Yakuza écrit déjà la suite. “Je travaille actuellement sur mon second album, et les textes sont en kiswahili (langue d’Afrique de l’Est, parlée en Tanzanie, enseignée au Kenya – ndlr), en kinyarwanda (une des langues officielles du Rwanda – ndlr), en anglais… Je vais continuer de réunir tout ce qui m’anime”, annonce-t-elle. Et de conclure : “J’espère juste que ce second disque portera un titre un peu plus joyeux !”
Gore (Columbia/Sony Music), sortie le 16 octobre
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