La folle course nocturne d’un chef de troupe bohème. Une dérive fantasque au charme puissant.
“Où est Luigi ?”, se demandent, à la veille d’une importante première, les membres de la troupe de théâtre que ce dernier dirige. Luigi, c’est bien entendu Edouard Baer, qui, de couloirs en loges, de scènes majestueuses en placards exigus, reste désespérément introuvable, comme à chaque fois qu’une responsabilité – ou en l’occurrence mille : payer les salaires et les fournisseurs, gérer les caprices des acteurs, trouver un singe pour satisfaire le grand metteur en scène japonais qu’il a engagé, etc. – lui incombe.
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Il ne tardera pas à réapparaître, pour aussitôt s’éclipser, se lançant avec une stagiaire récalcitrante (Sabrina Ouazani) dans une folle course nocturne pour tenter de régler ses problèmes en même temps que d’y échapper.
Peu à peu, les lignes de fuite deviennent lignes maîtresses, les digressions des arguments principaux, et le film déploie avec une grande élégance cette petite mécanique de la nuit élastique, lorsque sous les réverbères le temps se dilate à l’infini.
Hanté par Cassavetes
Aucun doute, on est ici en Baerland, ce petit territoire utopique inventé au mitan des années 1990, qui s’étend de la radio à la télévision et du cinéma au théâtre, et où tout tourne autour du roi Edouard, mais avec suffisamment de liberté pour que chacun puisse y exister.
Ouvert la nuit, troisième long métrage du cinéaste, ne parle évidemment que de cela, de cette capacité de satellisation d’un personnage aussi charismatique que Luigi, dont on ne doute pas qu’il est largement calqué sur Baer lui-même. Luigi est partout, et c’est sa damnation.
Comme tous les films centrés sur une figure de chef de troupe narcissique et anarchique (Tournée de Mathieu Amalric en 2010 ou Go Go Tales d’Abel Ferrara en 2007, pour n’en citer que deux), celui-ci est hanté par Cassavetes et son Meurtre d’un bookmaker chinois. Et s’il ne parvient pas complètement à en reproduire le vertige – qui exige une incroyable maîtrise de l’outil cinématographique derrière l’apparent relâchement –, Ouvert la nuit diffuse un charme puissant.
Face sombre
Tout en se réservant le beau rôle (et les meilleures blagues), Edouard Baer se montre généreux avec ses personnages secondaires, notamment les deux femmes qui le bordent, Audrey Tautou et surtout Sabrina Ouazani, affublée d’un costume de barmaid et d’une autorité qu’on ne lui connaissait pas.
A mesure que la nuit avance et que les coups fourrés se multiplient, l’attraction pour celui qui se présentait un peu complaisamment comme un simple “saltimbanque” se mue en répulsion, et c’est toute l’intelligence du cinéaste que de ne pas escamoter la face sombre de son personnage. Il est alors temps pour Luigi de disparaître à nouveau.
Ouvert la nuit d’Edouard Baer (Fr., 2016, 1 h 37)
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