[Christophe Honoré et Les Inrocks 3/7] Que serait aujourd’hui une esthétique de la rupture ? Nous avons rencontré des écrivains, des chorégraphes, des plasticiens. Et le cinéaste Christophe Honoré, qui monte la pièce Nouveau Roman. Il y met en scène ceux qui ont fait cette avant-garde.
Après Houellebecq, Godard, Gossip, Isabelle Huppert ou Oasis, c’est au tour de Christophe Honoré de faire l’objet d’une série exceptionnelle alors que Chambre 212 est en salle et qu’il a été le rédacteur en chef invité de notre numéro du 2 octobre.
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Ils entrent sur scène d’un pas assuré, radieux et triomphants. Ils sont jeunes et beaux. Face au public, ils déclinent leur nom : Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Michel Butor, Marguerite Duras… Ce sont les écrivains du Nouveau Roman, revus par Christophe Honoré. Presque un groupe de rock, qui d’ailleurs, à intervalles réguliers, se met à chanter, danser, jouer de la guitare, dans un tumulte joyeux, scénographié avec beaucoup de virtuosité.
On a laissé les clés de la rédaction à @ChHonore cette semaine 🔥
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Mais malgré ces atours pop et iconoclastes, le spectacle n’en est pas moins très didactique. Comme un exposé très pédagogique, clairement chapitré, nouant chaque trajectoire individuelle à celle du groupe. On y suit la progressive reconnaissance de chacun (du Renaudot de Butor en 1957 au Goncourt de Duras en 1984 puis au Nobel de Claude Simon en 1985), les mises à l’écart (Ollier jugé trop formaliste mais soutenu par Robbe-Grillet, Pinget isolé par son homosexualité), les prises de distance (Duras, toujours un peu satellite), le noyau dur (Lindon l’éditeur, Robbe-Grillet le catalyseur), le grand absent (Beckett, étoile lointaine de Minuit, maintes fois évoqué mais jamais représenté sur scène).
“Cela faisait un moment que je tournais autour de ces écrivains. J’ai même commencé par adapter L’Année dernière à Marienbad au théâtre. Mais je me suis rendu compte que cela m’intéressait moins que de parler du groupe, de sa constitution.” Commence alors pour Christophe Honoré un long travail de documentation, consistant, outre à lire ou relire chaque oeuvre, à dépouiller des archives vidéo de l’INA, des interviews audio, des kilomètres d’entretiens dans la presse. “J’avais l’impression de travailler à une mauvaise thèse, parce qu’elle n’était pas anglée. Le sujet allait venir après. Sur l’instant, je constituais la matière à partir de laquelle le texte allait prendre forme.”
Retrouvez toute notre série Christophe Honoré
>> Episode 1 : Christophe Honoré en 2009, l’interview fleuve
>> Episode 2 : 2005, Honoré brouille les pistes avec son Livre pour enfants
>> Episode 4 : Notre sélection des meilleures BO de Christophe Honoré
>> Episode 5 : Dans Paris de Christophe Honoré : comment être cinéphile et vivant ?
>> Episode 6 : Les chansons d’amour préférées des interprètes des Chansons d’amour
>> Episode 7 : [En vidéo] Chiara Mastroianni, Camille Cottin, Benjamin Biolay et Vincent Lacoste
Cut-up, juxtapositions et réécritures
Le texte est en effet une sorte de cut-up de citations, juxtaposées et réécrites de façon à composer un dialogue. Sur scène, ce ne sont donc pas des personnages qui s’expriment, inspirés d’êtres humains ayant existé – le sujet Butor, le sujet Sarraute… –, mais plutôt leur pensée incarnée. “L’idée était de ne surtout pas faire un biopic. Je ne voulais pas que les acteurs ressemblent aux écrivains qu’ils interprètent. Je vais même jusqu’à faire jouer certains hommes, comme Lindon ou Butor, par des actrices pour éviter tout mimétisme, compliquer l’identification. D’ailleurs, le récit couvre cinquante ans mais les acteurs ne jouent jamais le vieillissement. Il ne fallait pas que ça ressemble à de la fausse vie, mais qu’il y ait une part d’abstraction.”
Il y a forcément un paradoxe à accorder autant d’importance au parcours, certes pour l’essentiel intellectuel (les engagements esthétiques, politiques, etc.), mais aussi en large partie biographique (le libertinage de certains, l’homosexualité de l’autre), d’écrivains qui ont tant travaillé à trancher les liens ombilicaux entre les vies et les oeuvres des artistes.
“C’est vrai que certains ont pu trouver ça un peu sacrilège. Même si, vraiment, je n’ai pas eu l’impression de fouiller les poubelles de leurs vies privées. Et surtout je n’ai pas essayé d’éclairer l’oeuvre par leur vie. D’ailleurs les oeuvres, même si certaines d’entre elles sont très importantes dans ma vie de lecteur, ne sont pas au centre du spectacle, on l’entend un peu. Ce qui m’intéressait, ce sont plutôt les intentions, les élaborations théoriques, les stratégies de conquête qui ont présidé aux oeuvres. Ce qui m’intéresse, c’est le manifeste.”
Une dimension épique dans la trajectoire que raconte Nouveau Roman
Mais de quoi peut être manifeste l’échafaudage théorique du Nouveau Roman ? Quel peut être dans le paysage artistique contemporain son usage stratégique ? “La nécessité de repasser par le formalisme du Nouveau Roman est liée au sentiment qu’on est revenu, particulièrement au cinéma, à une dictature du sujet. L’invention d’une forme n’est plus l’exigence. Redire, grâce au Nouveau Roman, que la forme c’est le fond, qu’il n’y a pas d’autre sujet à une oeuvre que sa forme, retrouve aujourd’hui une valeur polémique.”
“Et puis ce qui me semble très fort dans le Nouveau Roman, c’est que ses écrivains ont été les critiques de leur propre travail, ont consacré de nombreux textes à expliquer leur projet. C’est ce qui manque, je crois, aujourd’hui. On est revenu à une conception romantique de l’artiste qui est touché par la grâce et ne sait pas ce qu’il fait. S’il commente sa propre pratique de façon trop précise, ça disqualifie un peu son oeuvre, ça passe facilement pour de la prétention. On n’aime plus trop les artistes théoriciens.”
Il y a une dimension épique dans la trajectoire que raconte Nouveau Roman. Cette irruption d’une génération d’écrivains prenant le pouvoir sur le mode de la rupture, du coup d’État esthétique, qui voue aux gémonies les pratiques de leurs aînés, est une sorte de scénario héroïque parfait, tout à fait galvanisant. Et Honoré le restitue avec les yeux de l’adolescent qu’il a été, emporté par ce mouvement de révolte des Modernes contre les Anciens.
“Le cinéma est le seul champ où j’ai le sentiment d’être un peu spécialiste”
Un scénario qui trouve son parfait corollaire dans un autre mouvement artistique tout aussi constitutif pour le metteur en scène : la Nouvelle Vague. “C’est vrai qu’il y a de l’héroïsme, de la révolte, du combat dans l’un comme dans l’autre, et que pour cela, lorsque j’ai découvert les romans des uns, les films des autres, à l’adolescence, ça a immédiatement constitué une mythologie personnelle. Ensuite, j’ai découvert aussi qu’il y avait beaucoup de dissensions entre les deux. Déjà parce que les cinéastes de la Nouvelle Vague étaient réunis par leur vénération pour Balzac alors que les écrivains du Nouveau Roman étaient en lutte avec son oeuvre. Et puis Robbe-Grillet n’aimait pas Truffaut, ces deux groupes se sont peu fréquentés. Sauf tardivement Godard et Duras, mais à un moment où tous les deux s’étaient éloignés de leurs groupes respectifs.”
“J’ai toujours l’envie de communiquer ma passion pour d’autres œuvres que la mienne”
Mais que serait aujourd’hui une esthétique de la rupture ? Quelle lutte commune peut fédérer un collectif d’artistes ? “Ce scénario héroïque n’est pas reproductible aujourd’hui, me semble-t-il. Ce n’est pas parce que j’adore le Nouveau Roman que je vise le même type de rupture. D’abord, je ne me situe pas au même endroit dans tous les champs artistiques où j’interviens. En littérature, j’ai un vrai complexe, je n’ai pas écrit de roman depuis huit ans. Dans le cadre de la littérature jeunesse, je pense en revanche avoir occupé une place. Ce que j’ai proposé a pu avoir une valeur de manifeste. Le cinéma est le seul champ où j’ai le sentiment d’être un peu spécialiste, d’avoir une vue d’ensemble un peu articulée. En théâtre, je me sens par contre très innocent. Même si j’y vais beaucoup, surtout pour un cinéaste français (rires), j’ignore beaucoup de choses, mais du coup ça me rend très libre.
Un spectacle comme Nouveau Roman a peut-être été fait déjà 400 fois, mais je n’en sais rien. Par ailleurs, j’ai l’impression que les cinéastes de ma génération ont manqué d’ennemis communs. Quand nous avons débuté, nous avons été plutôt respectueux avec nos aînés – Téchiné, Jacquot… –, très admiratifs de nos grands frères – Desplechin, Assayas… Paradoxalement, les nouvelles générations sont plus combatives. Je pressens que mon cinéma peut facilement devenir la cible de jeunes cinéphiles, que je pourrais me faire bousculer pas de nouveaux arrivants. À la limite, tant mieux. Du coup, n’ayant pas été porté par le désir d’abattre la génération précédente, j’ai le sentiment de me battre seulement contre moi. D’avoir fait Dans Paris contre mes deux films précédents, mon prochain contre Les Bien-Aimés, etc. François Ozon fonctionne aussi comme ça je pense. Ça en dit long sur l’isolement et la solitude de notre génération sans mouvement et sans collectif.”
Y a-t-il dans l’imaginaire d’Honoré des communautés plus secrètes ?
On pourrait ajouter que non seulement le cinéma d’Honoré ne fait pas table rase de celui des générations précédentes, mais qu’au contraire son moteur est l’adulation d’autres films, d’autres oeuvres. Du cinéma au théâtre, il recompose une sorte d’autel de ses passions adolescentes, dans un souci très aigu d’en prolonger la vie, de les réinjecter dans le présent. La réécriture des figures de la Nouvelle Vague dans Dans Paris et Les Chansons d’amour, le Nouveau Roman raconté comme dans une chanson de geste pop, manifestent un même désir effréné de transmission.
“Quand j’étais ado, dans les années 80, certains proclamaient l’amnésie. J’ai assisté à une restauration, où il s’agissait de disqualifier la Nouvelle Vague, le Nouveau Roman, Mai 68. Je pense en effet que la transmission est essentielle dans mon travail. Récemment, la cinémathèque de Toulouse organisait une manifestation autour de mon travail et je devais présenter un de mes films. J’ai préféré passer India Song. Je n’ai jamais été vraiment sérieusement un critique, je ne suis pas resté très longtemps aux Cahiers, mais j’ai toujours l’envie de communiquer ma passion pour d’autres oeuvres que la mienne. Au coeur de ma pratique de cinéaste, il y a la nécessité d’inscrire les films qui ont fait que je suis devenu cinéaste.” C’est peut-être la marque de la postmodernité de ne plus écrire ou filmer contre – dans un souci de rupture et de progrès –, mais plutôt de composer avec en réassortissant à l’infini ses objets d’élection.
La Nouvelle Vague, le Nouveau Roman… Y a-t-il dans l’imaginaire d’Honoré des communautés plus secrètes, moins aux avant-postes de l’histoire de l’art ? “En travaillant sur Nouveau Roman, j’ai réalisé qu’en fait le vrai groupe essentiel pour moi, c’est celui des artistes homosexuels que j’ai adoré ado et qui sont tous morts du sida : Dominique Bagouet, Bernard-Marie Koltès, Serge Daney, Hervé Guibert, Jacques Demy. C’est un groupe qui n’a jamais existé, une communauté imaginaire, fantasmée. Quand je suis arrivé à Paris, ils étaient tous morts depuis peu. Mes débuts se sont construits sur ce manque.”
On est impatient de voir comment ce manque donnera un jour, peut-être, l’occasion (sous la forme d’un livre, d’un film ou d’une pièce ?) d’une nouvelle revisitation par l’artiste de sa chapelle ardente.
Nouveau Roman texte et mise en scène Christophe Honoré, avec Brigitte Catillon, Jean-Charles Clichet, Anaïs Demoustier, Julien Honoré, Annie Mercier, Sébastien Pouderoux, Mélodie Richard, Ludivine Sagnier, Mathurin Voltz, Benjamin Wangermée.
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