[Christophe Honoré et Les Inrocks 2/7] A 35 ans, Christophe Honoré livrait son meilleur roman : une œuvre hybride, mélange de son présent, d’un manuscrit impossible à finir autour de son enfance et de son expérience de cinéaste. Rencontre.
Après Houellebecq, Godard, Gossip, Isabelle Huppert ou Oasis, c’est au tour de Christophe Honoré de faire l’objet d’une série exceptionnelle alors que Chambre 212 est en salle et qu’il a été le rédacteur en chef invité de notre numéro du 2 octobre.
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Dans L’Infamille (1997), le premier roman “pour adultes” de l’auteur, le jeune “héros”, appelé à reconnaître le corps de son frère mort dans sa baignoire, se rend à l’hôpital à contrecoeur. Il fait tout pour retarder l’échéance, digresse activement, s’arrête même en route pour acheter des fleurs, a un mal fou à y entrer, dans cet hôpital, à s’asseoir dans la salle d’attente.
Là, un petit garçon attend des nouvelles de sa mère, pas réveillée de son accouchement. Le jeune homme s’empresse alors de le défier à la course : et les voilà ressortis dans la cour – le grand en deuil et en colère, le petit inquiet –, se donnant très sérieusement le départ après avoir scrupuleusement défini leur parcours. C’est une scène aussi légère que déchirante, impeccable de retenue et bouleversante.
On a laissé les clés de la rédaction à @ChHonore cette semaine 🔥
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Huit ans plus tard, elle perdure encore dans la mémoire du lecteur, force et vivacité intactes. Huit ans plus tard, Le Livre pour enfants ne parle pas vraiment d’autre chose. Christophe Honoré l’avoue sans coquetterie : “En gros, L’Infamille, c’était raconter exactement ce que je raconte ici, mais sans le raconter. Ne pas raconter la mort de mon père. Une fiction sur un mort qui n’était pas le vrai mort…”
Retrouvez toute notre série Christophe Honoré
>> Episode 1 : Christophe Honoré en 2009, l’interview fleuve
>> Episode 3 : 2012, rencontre avec Honoré autour de sa pièce « Nouveau Roman »
>> Episode 4 : Notre sélection des meilleures BO de Christophe Honoré
>> Episode 5 : Dans Paris de Christophe Honoré : comment être cinéphile et vivant ?
>> Episode 6 : Les chansons d’amour préférées des interprètes des Chansons d’amour
>> Episode 7 : [En vidéo] Chiara Mastroianni, Camille Cottin, Benjamin Biolay et Vincent Lacoste
Un quatrième roman “pour adultes” qui fait tomber le quatrième mur
Quatrième roman “pour adultes” (on précise, parce qu’entre-temps il y en a eu une dizaine “pour enfants”), après La Douceur et Scarborough, Le Livre pour enfants ne raconte toujours pas exactement la mort de son père, quand Christophe Honoré avait 15 ans, puisque le livre est une (tentative d’)autobiographie de ses 10 ans. Projet en syncope, toujours différé, interrompu, abandonné, poursuivi. Qui se termine quand même par un enterrement : l’enterrement du père.
Un autoportrait façon cubiste, en réalité, faussement déstructuré,maquillant la maîtrise sous les piles de temporalités, l’éclatement narratif, les diversions teigneuses, l’auteur s’offrant nu en même temps qu’il se refuse, seul maître à bord de la visite guidée de son propre désordre mental. Première question : comment se sent-on, juste avant de laisser les autres pénétrer cette intimité brutale ? “On a soudain envie de remettre des pulls”, plaisante-t-il à moitié.
Il dit aussi que c’est la première fois qu’il écrit avec la conscience du lecteur, qu’il fait tomber ce qu’au théâtre on appellerait le quatrième mur. “Il y avait cette idée que je ne peux peut-être pas continuer à écrire mes trucs dans mon coin, à chercher, à touiller, comme si je ne le faisais que pour moi.” Et que dans le processus il croit avoir “gagné un peu plus – je ne sais pas, c’est pas de la maturité mais… si, c’est peut-être de la maturité, après tout. Quelque chose qui correspond à un état vrai.”
C’est peut-être cette honnêteté absolue, cette sincérité effrénée qui touchent autant, comme par surprise, au-delà de la séduction du ton élégamment détaché, de la virtuosité sèche d’une écriture scrupuleusement retenue, de l’humour vachard et de l’autodérision rogue, dans ce texte urgent, fiévreux.
Honoré y bondit d’un souvenir de plateau télé – l’auteur en jeunécrivain qui a osé s’attaquer à Bataille, adapter Ma mère au cinéma (après Dix-sept fois Cécile Cassard, son très remarqué premier film), sous les projos d’une émission tardive face à Isabelle Adjani – au manuscrit en work in progress autour de ses 10 ans, désespérant de saisir ce moment d’enfance encore pure censé détenir la vérité de son être (“La mort, le sexe, le sang, la Bretagne…”, résume-t-il à l’oral), en passant par un morceau du journal de tournage de Ma mère où, du rire aux larmes, du perfectionnisme du jeune réalisateur paranoïaque à l’absurdité de l’économie d’un film fauché, éclatent toutes les tempêtes intérieures. “On ne parle jamais que de ça, non ? De l’impossibilité d’écrire un livre, de l’impossibilité de tourner un film.”
Désirs contre illusions, conviction contre lucidité
Impossibilité cruciale, en permanence au coeur du Livre pour enfants et du souci du narrateur désemparé face à son propre besoin de dire, son désir de fixer. Impossibilité pas seulement rhétorique mais bien réelle, quand il se souvient, grand moment d’humour amer et de tragicomédie pétrifiante : “Le jour où je me suis retourné vers la caméra, et où on m’a fait signe, “y a plus de pellicule !” Vous êtes aux Canaries, vous avez Isabelle Huppert, votre équipe est en place, vous avez tout ce qu’il faut pour faire un film sauf… la pellicule. C’est assez joli comme acte poétique… Mais sur le moment, on se sent assez idiot.” Un reste de frisson souffle :“Mais c’est aussi ça qui est excitant”, reprend-il immédiatement. Parce que chez Honoré l’impossible est moteur, éminemment. Et depuis le début.
“Adolescent, je rêvais d’être cinéaste. Il y avait le défi de faire ce dont on a envie quand tout le monde vous dit que, venant de Centre Bretagne, d’une famille tout à fait ordinaire, ces sphères-là, le cinéma,le théâtre, la littérature, ne sont pas pour vous. Ce n’était pas du tout un rêve de reconnaissance, c’était plus de l’ordre du scandale. Parce que socialement je n’avais aucune raison de le faire. J’irais contre l’idée que ce n’était pas possible.” Dans son livre, il écrit : “Le cinéma et la littérature comme adolescence, c’est s’enfermer dans sa chambre, et ne pas douter que son lit est l’exacte réplique du monde, un territoire crâne et teigneux et affolant de désirs, c’est une idiotie et des fulgurances, un amour si pur qu’il disparaît le temps d’une cigarette.”
Désirs contre illusions, conviction contre lucidité, colères contre chagrins, le talent de Christophe Honoré se cabre et se déploie toujours dans cet affrontement rageur et buté de l’insaisissable, dans une forme de générosité rugueuse et désarmante. “(J’admets) que j’appartiens à ça plus qu’au reste”, écrit-il à propos de son “épave de livre”, qu’il appelle aussi sa “charogne” lorsqu’il arrive au bout,semble-t-il, de ce qu’il pourra en arracher, “que de tout ce que je possède, je ne peux considérer que ça comme véritablement à moi, que là je me tiens exactement, dans ces lignes avares, mitées et pleines, dans cet inachèvement.”
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