Alain Françon transforme le texte de Molière en écrit visionnaire où l’idée même de désirer l’autre est livrée à la curée.
Le lointain du plateau ouvre sur une forêt où le givre habille branches et brindilles dans la blancheur d’un apparat de cristaux étincelants. L’immaculé glacial de ce paysage témoigne d’un maillage végétal qui occulte les perspectives en inscrivant d’emblée la pièce dans une métaphore où mettre en scène Le Misanthrope, c’est commencer par prendre acte de cet hiver du déplaisir dont témoigne la fine équipe des courtisans convoquée par Molière.
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Autre coup de génie d’Alain Françon et de son scénographe Jacques Gabel, cette simple marche à monter pour que l’antichambre ouverte à tous les vents du palais Grand Siècle, où va se jouer la pièce, témoigne d’un hors-sol coupé des réalités. Un ici et maintenant où, comme le veut l’adage, les paroles s’envolent et sont toutes renvoyées à la futilité d’une avalanche de conflits d’humeurs qu’il va s’agir de questionner.
Partition partagée
Montant Molière pour la première fois, Alain Françon l’aborde à l’image d’une terra incognita. Portant sur l’œuvre un regard d’explorateur, le metteur en scène redonne à la pièce la passionnante étrangeté d’une nouvelle virginité. La métrique des alexandrins fabrique une plateforme commune qui l’incite à traiter le texte comme une partition partagée où chaque acteur s’accorde aux autres pour tenir sa place à égalité.
Faire le choix de la choralité change alors profondément la donne en évitant la mise en avant des morceaux de bravoure dévolus aux solistes. Il est temps de louer l’excellence de cette troupe où Gilles Privat (Alceste), Marie Vialle (Célimène), Dominique Valadié (Arsinoé) et Pierre-François Garel (Philinte), pour ne citer qu’eux, font preuve de précision pour camper la solitude de personnages aux ego surdimensionnés.
Etat de crise de l’amour
Leurs voix rendent compte d’une collection de fragments dont l’ensemble témoigne d’un état de crise généralisé du discours amoureux. Sur la toile de fond toxique d’une défiance et d’une jalousie que tous partagent, on assiste avec jubilation à l’embrasement sans lendemain d’un bûcher des vanités où la prétention à parler d’amour des uns n’a d’égale que la volonté des autres d’instrumentaliser l’être aimé.
Tandis que les hommes portent des costumes stricts et qu’une cravate verte nouée au cou d’Alceste suffit comme obole à la tradition, le choix d’un vestiaire moderne dessine le corps des femmes d’une élégance sensuelle digne des grands noms de la couture.
Laissant volontairement planer l’incertitude sur l’époque, le spectacle annonce, à la manière d’une uchronie décapante, une fin de l’amour qui nous pend au nez et un avenir où se revendiquer de ses affinités électives revient à ouvrir une boîte de Pandore qui projette chacun dans le vide.
Le Misanthrope de Molière, mise en scène Alain Françon, du 16 au 20 octobre et du 4 au 9 novembre, Théâtre national de Strasbourg
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