Jarmusch ausculte l’Amérique ordinaire et ses mécanismes de survie poétique. Le pendant solaire et “zombiesque” de Only Lovers Left Alive.
Pied de nez, désaveu, malice ou bras d’honneur : on hésite sur le terme dont il faudrait coiffer le nouveau film de Jarmusch tant sa dramaturgie est (apparemment) sage, sans ambages ni accidents. Sans cette cause spectaculaire qui nourrit peu ou prou toute fiction ambitionnant de garder assis sur son siège un spectateur. Une rumeur entretenue par le cinéaste lui-même ferait de Paterson une sorte de film-riposte aux épopées très ornementées d’Hollywood.
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Découvert au dernier Festival de Cannes et occupant la place d’ovni discret de la compétition, son douzième long métrage a autant dérouté qu’irrité et séduit : par cette épure maximale, ce sens de la répétition qui ne fait rien d’autre que déplier une méditation sur le temps, cette “quatrième dimension” de nos vies.
Cette liberté dont tout un chacun dispose, comment est-elle employée ? Jarmusch pose la question. Pour y répondre, il met en scène un couple, incarné par Golshifteh Farahani et Adam Driver, et leur bouledogue, Marvin. Tous deux (trois) sont beaux, amoureux. Jarmusch va les ausculter tel un entomologiste, faire de leur quotidien un cas d’étude.
La mort du rêve américain
Le film comprend ainsi sept tableaux, qui débutent par un réveil et progressent au fil des rituels de la journée. Lui est chauffeur de bus et poète ; elle, épouse au foyer confectionnant avec la fougue d’un Pollock rideaux, vêtements et cupcakes. Tous deux s’acquittent de leurs obligations – sociétales, professionnelles – sans abdiquer de leurs rêves.
En mettant le curseur sur une petite ville banale des Etats-Unis, le réalisateur le plus underground et révolté d’Amérique ne peut que poser sur elle un regard légèrement sarcastique. Paterson fait partie de ces cités où le “rêve américain” a fondu en petites bicoques de banlieue branlantes, qui sentent à plein nez le loyer impayé et l’emprunt à la banque.
Après les vampires, les zombies
Un des running gags du film (ils sont nombreux et très drôles) est une longue litanie d’emmerdes domestiques égrenées par un employé de la compagnie de bus à Adam Driver. Paterson mange les vies, tend à transformer les êtres en fonctions, en chairs productives, au point de les contaminer tout entiers – le nom du personnage joué par Driver n’est autre que Paterson, comme sa ville, ce qui fait dire à une cliente de café : “C’est une blague ?”
Oui, car plane toujours l’humour de Jarmusch. Et non, rappelez-vous, nous sommes des zombies, verdict asséné par le dernier opus du réalisateur, Only Lovers Left Alive. Après son séjour chez les vampires – autrement dit les dandys, créateurs, penseurs, fans de new-wave et autres résistants byroniens à la modernité marchande –, Jarmusch s’intéresse aux zombies. C’est-à-dire au commun des mortels, l’humanité dite “normale”, celle qui peuple les transports en commun et les supermarchés. Et pas pour s’en moquer.
Un film de survie poétique
Paterson est un film de survie poétique. Jarmusch étudie la manière dont les citoyens modèles d’Amérique échappent à la dictature matérialiste de leurs vies. Ainsi, ceux qui restaient invisibles dans Only Lovers Left Alive, animés par la “peur de leur propre imagination”, persiflait Adam le vampire, méritaient finalement qu’on les regarde et qu’on leur consacre un film.
Ce sont des adolescents anarchistes, des joueurs d’échecs, un acteur en pleine rupture allant jusqu’à simuler une fausse tentative de meurtre, un chien farceur, et “un conducteur de bus qui aime Emily Dickinson”, s’étonnera une petite fille, capable dans ses poèmes inscrits à l’écran de transcender une simple boîte d’allumettes.
Paterson de Jim Jarmusch (E.-U., 2016, 1 h 58)
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