Les personnages de Bernard Malamud, des Juifs d’Europe de l’Est exilés aux Etats-Unis, sont comme une métaphore de l’humanité. Deux sorties permettent de redécouvrir cet auteur admiré par Philip Roth.
Philip Roth, qui l’a bien connu, le considérait comme un des écrivains “les plus originaux de l’Amérique contemporaine”. Dans Parlons travail, l’auteur de Portnoy et son complexe raconte sa longue amitié avec Bernard Malamud et ne cache rien de l’admiration qu’il lui portait, allant jusqu’à comparer son travail à celui de Samuel Beckett.
L’“écrivain des vies cloîtrées”, nous dit-il, “représentait un monde de dénuement et de douleur, dans une langue qui n’appartenait qu’à lui, un anglais qui semblait (…) tiré du tonneau le moins magique qui soit, puisqu’il reproduisait le parler des immigrants juifs”.
“Kessler, ancien mireur d’œufs, vivait seul de la retraite des vieux”
Depuis peu, les éditions Rivages ont décidé de faire redécouvrir, ou simplement connaître en France cet auteur mort en 1986. Alors que sort Le Tonneau magique, recueil de nouvelles inédit et traduit par Josée Kamoun (traductrice de Philip Roth et de George Orwell), Le Commis, publié en grand format en 2016, paraît en poche avec une préface d’Adam Thirlwell.
“Kessler, ancien mireur d’œufs, vivait seul de la retraite des vieux.” “L’année de ses cinquante et un ans Manischevitz le tailleur avait subi bien des revers et indignités.” “Davidov, le recenseur, ouvrit la porte sans frapper, entra en claudiquant et s’assit avec lassitude.” Ou encore : “Il n’y a pas si longtemps vivait à New York, au nord de la ville, dans une petite chambre minimale et néanmoins bourrée de livres, Leo Finkle, qui étudiait à la yeshiva pour devenir rabbin.”
Voici quelques premières phrases des nouvelles rassemblées dans Le Tonneau magique. Tout y est : en peu de mots, Malamud sait faire surgir un monde, celui du petit peuple, Juifs immigrés d’Europe de l’Est devenus boutiquiers et artisans à Manhattan ou Brooklyn. C’est l’univers dans lequel il a grandi puisqu’il est né aux Etats-Unis en 1914 et son père, épicier, avait fui les pogroms de Russie.
Des rescapés déboussolés, tentant de survivre
Sans doute personne mieux que l’auteur de L’Homme de Kiev n’a su mettre en écriture cette ambiance de rescapés déboussolés, tentant de survivre dans un Nouveau Monde pas toujours mirobolant. A travers leurs abracadabrantes histoires quotidiennes, entre querelles de voisinage et amours blessées, Malamud élève au rang de héros ces petites gens qui habitent ses livres.
Logiquement, on l’a souvent rapproché tant de Philip Roth que de Saul Bellow, rassemblés sous l’étiquette commode de romanciers juifs américains partageant une même histoire familiale, voire un même humour. Mais Adam Thirlwell, dans sa préface au Commis, relève que “cette similarité cachait des différences irréconciliables”.
Les personnages de Bellow et ceux de Roth, dont on a beaucoup parlé ces derniers temps à l’annonce de son décès le 22 mai, sont assez éloignés de ceux de Malamud, qui se garde de toute psychologie. Les protagonistes de ses histoires sont souvent des taiseux qui ne connaissent pas le loisir de l’introspection. Ils affrontent le monde comme ils le peuvent, et tentent de vivre dignement malgré l’adversité. Cette notion de dignité permet aux romans et nouvelles de Bernard Malamud de dépasser le milieu et l’époque dans laquelle ils se déroulent, et d’accéder à une certaine universalité.
Les Juifs américains de Malamud ne vivent de toute façon pas en vase clos. La rencontre avec l’autre est une composante importante de son travail. Certaines nouvelles du Tonneau magique se déroulent en Italie. Dans cette Europe dévastée par la guerre, les Américains passent pour des riches, ce qu’ils ne sont pas toujours. Les notions d’identité et d’appartenance, à un pays, une classe sociale ou un clan, sont subtilement questionnées.
“Tous les hommes sont juifs, sauf qu’ils ne le savent pas”
Le Commis, une rencontre entre un épicier juif et un jeune goy qu’il embauche pour lui servir d’employé, peut être lu comme une parabole pleine d’humanité. Et les histoires d’amour, souvent ratées, cachent des questions existentielles plus larges. Hommes et femmes cherchent l’âme sœur qui les aidera à affronter le monde. Mais l’incommunicabilité les renvoie à leur destin de solitaires.
Lui-même a un jour dit que “tous les hommes sont juifs, sauf qu’ils ne le savent pas”. Sa peinture des Juifs de New York est une formidable métaphore de la condition humaine. A travers ces destins toujours recommencés, ces personnages malheureux qui s’agrippent à la vie, Bernard Malamud parle de nous tous : “C’est une façon métaphorique d’exprimer comment l’Histoire, tôt ou tard, traite tous les hommes”, disait-il à propos de son travail. Sylvie Tanette
Le Tonneau magique (Rivages), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, 250 pages, 21 €
Le Commis (Rivages poches), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par J. Robert Vidal, 340 pages, 8,70 €