Nous republions cet entretien de 2018 où Laure Prouvost revenait sur son parcours et ses engagements, alors qu’elle venait d’apprendre sa nomination en tant que troisième femme à représenter la France à la Biennale d’Art de Venise.
La cabane au fond du jardin est l’un des exemples sur lesquels s’appuie Michel Foucault pour formuler sa définition de l’hétérotopie. Localisation physique de l’utopie, il s’agit d’un lieu où les règles du monde ordinaires n’ont pas de prise. Pousser la porte de la cabane, c’est s’abandonner à la poésie de l’absurde et pénétrer dans un univers où les fontaines-seins abreuvent des framboisiers poussant en pleine terre ; où il est toujours l’heure de prendre le thé pour Grandma, qu’elle accompagne en guise de biscuits de l’histoire de la mystérieuse disparition son mari, grand artiste conceptuel incompris.
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Voilà du moins à quoi ressemble une hétérotopie bien précise, celle qu’imagine depuis presque vingt ans l’artiste Laure Prouvost. A quarante ans, la Française désormais basée entre Londres et Anvers a construit l’un des univers les plus loufoques qu’il nous ait été donné de rencontrer depuis longtemps. Le constat est frappant lorsqu’on pénètre dans ses environnements mêlant vidéo et sculpture : notre époque aurait-elle oublié comment raconter une histoire ? L’imagination serait-elle en train de dépérir, étouffée par le fétichisme du vrai et des faits ?
La capacité d’étonnement de Laure Prouvost est intacte. Elle la cultive même, s’amusant éternellement des incompréhensions qui ne manquent pas de surgir lorsque l’on vit entre plusieurs langue. Un humour absurde et une poésie des petits riens qui la propulsent en héritière barrée de Monthy Python et Thomas Pynchon, sous le regard bienveillant d’artistes conceptuels comme John Latham, qu’elle assista un temps. En 2013, elle est la première française à remporter le Turner Prize avec une épopée à la fois intime et loufoque autour de ses grand-parents fictifs. Après des expositions solo au Musée de Rochechouart et au Consortium à Dijon, sa jungle mutante investit dès mi-juin le Palais de Tokyo. Avant la consécration : Venise, à l’été 2019, où elle représentera la France.
En 2019, tu succéderas à Xavier Veilhan pour représenter la France à la Biennale de Venise. Quelle a été ta réaction en l’apprenant ?
Laure Prouvost – C’est une surprise, un honneur et une joie. My grandparents are so happy, ils adorent aller en Italie ! Même si l’idée de représenter une nation, it’s kinda weird. Une exposition, ça reste quand même le point de vue et les histoires d’une personne bien précise.
Tu travailles justement à partir des contre-sens féconds qui surgissent lorsque l’on navigue comme toi entre plusieurs cultures. Penses-tu que cela fasse encore sens représenter une nation ?
C’est vrai que je me sens extrêmement française à présent ! Pendant très longtemps, ça n’a pas été le cas. La nationalité et les appartenances en général me semblaient très loin. J’étais artiste, je me moquais bien d’où je venais, exactement comme je ne voulais pas être réduite à une artiste femme. Avec le temps, ma position a évolué. La nationalité, ce n’est pas l’appartenance mais la complexité. En vivant hors de son pays natal, on s’en rend d’autant plus compte. Maintenant, j’habite entre Londres et Anvers et je représente la France.
Cette complexité de l’appartenance, je vais en parler dans les œuvres que je vais concevoir pour Venise. Lorsque je travaille, je pars de sujets assez clichés. La nation donc, mais aussi l’idée de génération, de culture, de mélanges, de migrations et les effets que cela crée sur notre perception du monde. Quand je suis arrivée à Londres pour étudier à la Central Saint Martins, je parlais vraiment très mal anglais. Si tu penses que quelqu’un parle d’un arbre alors qu’il s’agit d’un mur, ça ouvre plein de nouvelles perspectives !
Le potentiel poétique et absurde de la déformation des mots a-t-il toujours été présent dans a démarche ?
Très rapidement. Comment articuler une sensation ? Comment dépasser une frustration des mots ? Lorsque je reviens en France, avec la distance, tout devient plus amusant. Dans le métro pour venir ici, j’ai entendu quelqu’un dire : « Occupez-vous de vos oignons ! » J’ai trouvé ça tellement intriguant ! Quels oignons ? L’expression doit venir du Moyen-Âge, mais s’est perpétuée jusqu’à l’ère des iPhone. La langue est un terrain de jeu fascinant, qui remet en question chaque petite chose du quotidien.
Qu’est-ce qui t’a poussée à transformer les mots en images, à devenir artiste plutôt qu’écrivain ?
Écrire, c’était impossible ! J’étais nulle, les mots me faisaient peur. Alors que naturellement, j’étais très visuelle. Être artiste était une façon de m’échapper, de ne être obligée d’en passer des introductions et des conclusions. Je voulais pouvoir raconter des choses sans devoir le faire de façon logique. A Londres, j’étais en section « Film et Vidéo » aux Beaux-Arts. Je fréquentais aussi beaucoup le LUX, un lieu indépendant où se réunissait tout le milieu du cinéma expérimental.
Le choix de la vidéo s’est imposé de lui même, et c’est toujours le centre de ma pratique. Comme tout médium, la vidéo a sa texture et nous repositionne constamment dans le monde. Les pixels, la réalité virtuelle montrent que la vidéo est aussi le médium qui vieillit sans doute le plus rapidement. L’œuvre dans son temps m’intéresse aussi, la prise de contrôle en fait partie. J’aurais pu me contenter de faire de la peinture, mais le monde dans lequel on vit est fascinant ; il faut jouer avec.
Quels artistes ont marqué tes années de formation ? Il y a un nom que tu évoques souvent, l’artiste conceptuel John Latham dont tu fus l’assistante…
Effectivement, il a joué un grand rôle pour moi. Il y a un film de lui de 1962 qui est génial, Speak. Une expérience très physique qui prend forme à partir de flashs de couleur et de formes abstraites. J’ai aussi eu la chance d’avoir comme prof John Smith. J’aime beaucoup un de ses film très drôle qui s’appelle The Girl Chewing Gum (1976). En plein Londres, il filme un coin de rue et commente en voix off les allées et venues, prétendant donner les ordres pour que se produisent les événements. Peter Kubelka a aussi beaucoup compté pour moi. Ainsi que plein de femmes, dont la femme et collaboratrice de John Latham, Barbara Stevini – elle-aussi une artiste extraordinaire.
La mythologie de l’artiste est très présente chez toi, notamment à travers les personnages récurrents de Grandpa et Grandma (Grand-Père et Grand-Mère). Disparu un beau jours par un tunnel creusé dans le sol du salon, Granpa est aussi un artiste incompris dont les œuvres prennent aujourd’hui la poussière chez Grandma, qui s’en sert désormais pour ranger la vaisselle. Comment ces personnages sont-ils apparus ?
Les grands-parents m’ont occupé pendant assez longtemps. Je voulais parler du grand artiste et du processus de l’histoire, de ce qui est reste ou non avec le passage du temps. Et en même temps, tout le monde a des grands-parents qui aiment raconter des anecdotes et peut s’y rapporter. Cette série est close, mais les souvenirs dans la vie, ils reviennent parfois par la petite porte. J’ai toujours beaucoup travaillé avec des personnages, tout en ne les montrant pas vraiment. Des mains et des voix me servent à les suggérer.
Les personnages me permettent d’introduire un aspect domestique et personnel tout en restant dans la fiction. Cela aide aussi à perdre la conscience de soi qui nous retient d’aller vers l’autre lors de nos échanges sociaux. En se rendant vulnérable, on se rend aussi disponible au partage. Ma façon d’y répondre a toujours été d’emprunter des chemins de traverse, d’aller par-dessous et par-derrière. En 2009, j’avais montré à LUX une vidéo qui s’appelait Monolog. J’y parodiais mon propre rôle d’artiste, en retournant l’attention sur le dispositif de l’image projetée.
Ton souci des affects, de la domesticité et des anecdotes personnelles te rapprochent de la méthodologie féministe des années 1970. Est-ce une démarche consciente de ta part ?
Ça l’est. Je ne suis pas du tout contre ce que l’on considère habituellement comme féminin. L’intellect n’est pas au-dessus de tout, les sensations peuvent être tout aussi complexes. Avec la série des œuvres autour de Grandpa et Grandma, je me référais beaucoup aux arts mineurs et à ce que pourrait être une histoire de l’art élargie. Pour Ring, Sing and Drink for Trespassing au Palais de Tokyo, c’est la raison pour laquelle je présente des tapisseries. Mais ici, la thématique est différente. Si les arbres se mettent à porter des seins comme des fruits, c’est que la terre est infestée d’hormones. L’exposition est joyeuse et sensuelle, c’est l’été ; mais elle parle aussi du réchauffement climatique et de la contamination de l’environnement par l’action humaine.
Tes expositions sont un formidable remède à la raison cynique. Elles transposent aux arts de l’espace l’opération mentale qu’exigeait de son lecteur le poète anglais Coleridge : la « suspension consentie de l’incrédulité » (« suspension of disbelief« ). Faut-il croire pour bien voir ?
Pour moi, il est surtout intéressant que ce ne soit pas clair. Le rêve et le réel, la fiction et l’action ne sont pas séparés. Je suis aussi assez influencée par le cinéma de la Nouvelle Vague ou par les films d’Alain Robbe-Grillet, parce que ces cinéastes se posaient encore la question de comment raconter une histoire. Aujourd’hui, il me semble que nous sommes dans des narrations beaucoup plus linéaires. Je comprends que l’humanité ait par moments besoin de se retirer dans un cocon laineux. Mais je suis certaine qu’il y a encore beaucoup d’histoires à inventer pour rendre le monde plus fascinant – même s’il n’en deviendra pas plus sûr.
Laure Prouvost, Deep See Blue Surrounding You / Vois Ce Bleu Profond Te Fondre, Pavillon Français à la 58e Biennale Internationale d’Art de Venise, du 11 mai au 24 novembre 2019
Article mis à jour le 6 mai 2019.
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