Le nouvel album de Yeezy est sorti vendredi. Analyse après quelques écoutes.
« And I think about killing myself/I love myself way more than i love you so… » (« Et je pense à me suicider/Je m’aime bien plus que je ne t’aime donc… ») Le morceau d’entrée de Ye ne laisse aucun doute : on est bien chez Kanye West, le même qui freestylait sur lui-même sur le mythique I Love Kanye, morceau d’auto-réflexion et de mise en abîme glissé sur son précédent album The Life of Pablo. Deux ans ont passé et malgré ses tweets pro-Trump, son séjour en hôpital psy, sa teinture blonde et sa vie quotidienne avec les Kardashians, Kanye West est de retour avec un huitième album qu’il a choisi de baptiser, en toute humilité, Ye, son surnom de longue date.
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A l’image du Pusha T sorti il y a une semaine et dont West signe la production, le format est très court : 7 morceaux pour 23 minutes. Mais bourré de featurings : Ty Dolla $ign, PartyNextDoor, Jeremih, Kid Cudi, John Legend, Dej Loaf, Nicki Minaj, Willow Smith, Charlie Wilson, et les jeunes pousses du label GOOD Music, Valee et 070 Shake.
https://www.youtube.com/watch?v=s88pW5vplBQ
La pochette donne le ton : Kanye West poursuit sa folle course à la désorientation. La sienne, la nôtre. Nous voici face à un paysage de montagnes caressé de nuages crépusculaires, ou peut-être est-ce le petit matin. Surement ce Wyoming où West a convié presse et influenceurs pour une écoute de l’album en avant-première.
Reste que notre attention est immédiatement attirée par ces mots maladroitement inscrits en lettres vertes : « i hate being bi-polar it’s awesome » (« je déteste être bipolaire je trouve ça génial »). Sa santé mentale, sa difficulté à maintenir un semblant de stabilité, sa propension à délirer sur les réseaux sociaux sont plus qu’au cœur de l’album : ils en sont la matrice.
Un album introspectif
Pourtant, musicalement, Ye est loin d’être son album le plus zinzin. Les prods sont assez classiques, lights même, malgré l’accueil de guitares heavy sur Ghost Town. En mettant la prod’ en retrait, West ne fait que mettre les textes en avant. Ce sont eux qui portent l’album et en font sa sève. Le ton est à l’introspection : West délaisse la grandiloquence pour méditer sur sa folie, ses addictions, la fidélité, la tromperie… et va même jusqu’à mettre en scène un dialogue entre son ça, son moi et son surmoi sur Ghost Town, certainement le coup de génie de Ye.
Après un sample de Trade Martin, chanteur américain typique de la fin des fifties-début des sixties, voici Kid Cudi qui lâche d’une voix plaintive flirtant avec la fausse note : « I’ve been trying to make you love me/But everything I try takes you further from me » (« J’ai essayé de faire en sorte que tu m’aimes/Mais tout ce que j’essaye t’éloigne encore plus de moi »). Kanye West embraye avec son moi addict aux opiacés avant de laisser éclater la formidable 070 Shake, que l’on adore ici depuis près d’un an et qu’il a signée sur son label. La jeune rappeuse du New-Jersey a le meilleur rôle : celui du Kanye en plein délire. « Oh, once again I am a child« , beau résumé de la situation.
Ye renoue avec le Kanye West de 808s & HeartBreak, merveilleux album de 2008. L’ambiance est à la mélancolie, au cœur brisé par la vie, à la séance sur le divan, l’autotune et le piano en moins, la sobriété et les guitares en plus. Après une première réflexion sur le suicide et le meurtre sur I Think About Killing You, West s’épanche sur Yikes, sur son addictions aux opiacés, citant notamment la DMT, une drogue hallucinogène qui devrait expliquer ses tendances suicidaires et sa bipolarité.
Sur All Mine, il estime qu’il est parfois difficile de résister à ses propres pulsions sexuelles et justifie ainsi le fait de tromper son/sa conjoint(e) même s’il devait s’agir de Naomi Campbell. Sur Would’nt Leave il revient sur ses récentes déclarations polémiques, de sa requalification de l’esclavage en « choix » à son soutien à Trump, qui ont mis sa femme dans l’embarras. Malgré tout, Kim est restée et Kanye en est tout admiratif :
« Now you testing her loyalty/This what they mean when they say « For better or for worse », huh?/For every damn female that stuck with they dude/Through the best times, through the worst times, this is for you. » (« Maintenant tu testes sa fidélité/C’est ce qu’ils entendent par « pour le meilleur et pour le pire » hein ?/A toutes les femmes coincées avec leurs mecs dans les meilleurs et les pires moments, c’est pour vous. »)
No Mistakes le voit adresser ses démons. « Oh i got dirt on my name/i got white on my beard » faisant à la fois référence au backlash ayant suivi ses déclarations polémiques et à ces poils dans sa barbe, symboles de vieillesse imminente.
Enfin sur Violent Crimes, qui invite Nicki Minaj, Dej Loaf et Ty Dolla $Ign en featurings, West parle de sa nouvelle façon de voir les femmes et la vie depuis la naissance de ses filles, North et Chicago. Violent Crimes est un beau clin d’œil à Monster, sa précédente collaboration avec Minaj, qui la voyait assumer sa monstruosité et par là même sa capacité d’auto-détermination en tant que femme. West espère voir ses filles devenir les mêmes monstres que Nicki Minaj mais sans « ménages » (terme faisant ici référence aux plans à trois, et sur lequel est formé le pseudo « Minaj »). Le morceau se clôture sur un message vocal de Nicki Minaj qui promet à West d’aider ses filles à devenir des « monsters » sans ménages. Rideau.
Kanye West est toujours cet enfant turbulent
Que penser de cet album mis à part que Kanye West nous fait vraiment penser à Sisyphe ? Le voici qui remonte comme lui son gros rocher ne cessant de dégringoler. Ye ne sonne pas comme l’album de la liberté. Plutôt comme celui de la prise de conscience de cette roue dans laquelle il est lui-même en train de tourner (de courir sciemment ?)
Kanye agit et parle de ses actions, ou peut-être est-ce l’envie d’écrire un nouvel album qui le pousse à agir afin d’avoir de la matière pour disserter ? West flirte toujours avec le happening, tel le spectateur de sa propre vie qu’il semble être depuis des années, ne vivant que pour mieux en parler. Éternel canard boiteux s’empêtrant dans sa propre maladresse, Kanye West demeure cet enfant bavard et turbulent en mal d’attention, en manque d’amour enchaînant les conneries, les pitreries et les coups d’éclat pour briller en société, devenir enfin cette star qu’il rêve d’être dans les yeux de Donda West, sa mère décédée en 2007 suite à une opération chirurgicale.
« That’s my bipolar shit, nigga, what ?/That’s my superpower nigga/Ain’t disability/I’m a superhero ! » hurle-t-il d’une voix de fou à la fin de Yikes (onomatopée signifiant quelque chose comme Argh). Sa folie est sa force et ses faiblesses l’objet même de ses albums passionnants. Si Ye n’a pas son Heartless, son Fade, son Black Skinhead, son Runaway, il n’en demeure pas moins une étape de plus dans la longue route menant Kanye à Kanye. En exposant sa quête d’identité aux yeux de tous, West se met non seulement à nu mais nous invite par effet de miroir à répondre à cette question obsédante: mais qui suis-je ?
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