Ce dimanche, Bruxelles a entériné l’accord avec Londres sur le Brexit. Et si la sortie du Royaume-Uni a été un choc pour beaucoup des deux côtés de la Manche, le référendum aura au moins permis de remettre la contestation politique au coeur du rock anglais.
Attention Kamoulox. Imaginez un peu que Flavien Berger ait fait campagne en faveur de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle. Qu’au moment de la sortie de son second album à la rentrée, le chef de file de la France Insoumise ait, en retour, fait la pub pour Contre-Temps. Et que le chanteur français ait, pour couronner le tout, reçu la Victoire de la Musique du meilleur album pour ce disque. Parce que c’est un peu ce qu’il s’est passé ces derniers mois outre-Manche.
« Ces dernières années, le climat s’est tellement dégradé en Angleterre »
Dans le scénario original, le personnage principal n’a pas la bouille ronde du chanteur parisien mais partage avec lui ses cheveux mi-longs. De six ans sa cadette, Ellie Roswell est la chanteuse de Wolf Alice. En septembre dernier, avec ses potes gauchistes, elle a donc remporté le prestigieux Mercury Prize pour leur second album, Vision of a Life. D’une certaine manière, cette distinction célèbre l’émergence d’une nouvelle vague en Angleterre. Idles, Shame, Cabbage, Slave… depuis la campagne contre le Brexit, les groupes de rock indépendant du royaume ont sorti les slogans politiques pour couvrir leurs power-chords. Et les chansons, albums et ep de prendre les noms de la contestation – d’Uber Capitalist Death Trade, chez Cabbage, à Joy As An Act Of Resistance d’Idles.
« Je pense que ces dernières années, le climat s’est tellement dégradé en Angleterre, avec la montée d’un certain nationalisme, qu’il est devenu difficile de ne pas se rendre compte que tout ne va pas bien dans le pays », indique Fred Macpherson pour expliquer le retour d’un rock engagé. Ainsi, à la veille du référendum en juin 2016 avec son groupe Spector il a publié Born In The EU, hymne en faveur du vote « remain ». Une initiative loin d’être isolée. Peu après la funeste victoire du « leave », Shame s’est fait connaître grâce à Visa Vulture et son appel ad hominem à la Première ministre Theresa May. Cet été encore, Idles a publié avec Great, petit brûlot islamo-gauchiste et pro-Europe, l’un des tubes de l’année.
Oasis au 10 Downing Street
Pourtant, depuis vingt ans, le coeur des groupes anglais n’était plus vraiment rouge. Jusque dans les années 1990, rock et politique vont souvent de pair au Royaume-Uni. Les sixties et seventies voient la jeunesse trouver un espace de liberté dans la vieille Angleterre poussiéreuse avant de terminer de la cramer avec le punk. L’arrivée au pouvoir de Tony Blair en 1997 marque un tournant. Le Premier ministre n’hésite pas à inviter au 10 Downing Street les groupes de l’époque, tandis que de leur côté Oasis et consort ressortent l’Union Jack. Sauf que malgré sa jeunesse et son étiquette « New Labour », Tony Blair n’est pas le leader progressiste espéré, entre continuation des politiques de dérégulation à la Thatcher et envoi de troupes en Irak. Certains se sont même demandés si là n’étaient pas les germes qui ont conduit au Brexit…
« Il y a certainement eu un phénomène de désaffection pour la politique au sens large dans le sillage de l’époque New Labour », explique Guillaume Clément, chercheur à l’université de Rennes. « Beaucoup de groupes ont eu le sentiment d’avoir été utilisés et politisés à outrance à cette époque. Il ne serait pas étonnant de voir ces sentiments se rapprocher d’une certaine forme de culpabilité, car le succès de la Britpop a participé à l’engouement médiatique autour du New Labour, qui a certainement aidé à porter Tony Blair au pouvoir. »
« Le vote, c’est pour une autre génération. »
A partir de là, le hip-hop va prendre ce rôle contestataire de l’autre côté de la Manche. « Le rock s’est maintenant assez éloigné de ses racines ouvrières et est plus perçu comme une musique de classe moyenne ayant perdu une grande partie de son pouvoir subversif », poursuit le chercheur. Ainsi, en 2011, quand se soulève la jeunesse contre le gouvernement conservateur de David Cameron, c’est le rap qui rythme les émeutes. A la même époque, les groupes de rock indé les plus populaires se nomment The XX, The Horrors et Metronomy – pas les plus politiques, donc.
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En 2015, le magazine NME interroge des musiciens pendant la campagne des législatives. Plusieurs, comme Johnny Marr ou Palma Violet, expliquent tourner le dos volontairement à la politique. Faris Badwan, le chanteur de The Horrors, va plus loin. « Je pense que le vote est pour ceux qui n’ont aucune imagination. C’est pour une autre génération. » Alors ulcéré par ce qu’il lit, Fred Macpherson de Spector publie en réaction une tribune dans le magazine Q.
« Je ne veux pas paraître chauvin mais en tant que musicien, il est bon de se souvenir que c’est ce pays où nous vivons, que nous distrayons et où nous payons nos impôts qui nous inspire », expliquait-il dans le texte. « Si tu ne veux pas avoir ton mot à dire par rapport à la manière dont il est gouverné, (…) s’il te plait n’utilise pas ton temps à convaincre tes fans de ne pas s’intéresser à la politique. »
Révéler les cassures
« Aujourd’hui, tout le monde se réveille avec une énorme gueule de bois en se demandant ce qu’il s’est passé », regrette à présent Fred Macpherson. Mais avec le Brexit, les kids de l’an 2010 ont trouvé leur épouvantail. Les punks et leurs petits frères comme Morrissey avaient Thatcher. Eux ont ce glaçant retour du nationalisme. « Le référendum a été un événement-clé, sur la question de l’intégration européenne du Royaume-Uni bien sûr, mais surtout pour toutes les problématiques sociales que le référendum a mis au grand jour », explique Guillaume Clément. En jeu par exemple, la prise de conscience d’une rupture générationnelle, avec « l’idée que la génération des aînés a pris une décision radicale dont les jeunes pâtiront » ou encore la cassure entre les régions pro-UE (Londres, Ecosse) et les régions pro-Brexit.
https://youtu.be/yztNOX0H8HE
Une prise de conscience d’autant plus importante que les jeunes Anglais à guitare ne sont pas que des Européens convaincus : ce sont de sacrés gauchistes. Retour à la soirée du Mercury Prize. Face à Wolf Alice, se dresse notamment Noel Gallagher. S’il y a au moins un sujet où les Londoniens et le vétéran d’Oasis ne sont pas d’accord, c’est bien Jeremy Corbyn, le très à gauche chef du parti travailliste. Début octobre, le frère de Liam Gallagher expliquait que l’une des seuls raisons pour laquelle il reformerait son glorieux groupe ce serait pour stopper ce « fou ». De leur côté, Wolf Alice se sont affichés aux côtés du politicien et ont fait campagne en sa faveur.
« On a l’impression d’être au début d’un mouvement »
« J’étais excitée quand Jeremy Corbyn est devenu le chef du Labour et j’ai le sentiment que nous étions nombreux comme ça, notamment beaucoup de jeunes », expliquait il y a moins d’un an la chanteuse londonienne au magazine The Line of Best Fit. Elle prend ainsi part à une campagne vidéo des travaillistes pour appeler les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales. Avec son groupe, ils se produisent lors des meetings de la formation de gauche, ou appellent directement à voter pour elle sur les réseaux sociaux – quand ils n’organisent pas eux-mêmes des événements caritatifs. Dans leur sillage, nombre de jeunes rockeurs se réclament tout à coup des travaillistes.
Ainsi, les punks de Shame – dont le premier disque a été classé album de l’année il y a quelques semaines par le vénérable disquaire Rough Trade – ont publié une lettre ouverte pour supporter Sadiq Khan, à la veille de son élection à la mairie de Londres au printemps 2016. « Avec de la chance, Sadiq (sic) pourra s’attaquer à la situation ridicule du logement pour les jeunes à Londres, et pourquoi pas, tant qu’il y est, sauver la vie nocturne. »
Si le Brexit joue ce rôle d’épouvantail, c’est parce qu’il est le symbole de dix ans de politiques conservatrices, entre austérité, casse des services publiques et nationalisme. « La meilleure manière de faire peur à un Tory (le surnom des conservateurs, ndlr.) est de lire et devenir riche », chantent ainsi Idles dans Mother, titre sur la déliquescence du système de santé britannique. « On a l’impression d’être au début d’un mouvement, parce que tous les groupes qui y participent sont nouveaux », expliquait Hary Koisser, leader de Peace, à Noisey, lors d’un concert-manifestation organisé par Wolf Alice contre le gouvernement en 2017. « Il n’y a pas de dinosaures ici, que de la viande fraîche. » Et ce mouvement, il vaut mieux l’apprécier avant le 30 mars prochain. Après cette date fatidique, difficile de dire si l’on pourra traverser la Manche aussi facilement pour découvrir ces nouveaux noms de la contestation.