L’ONG SOS Méditerranée lance une campagne d’appel aux dons – “Ne les laissons pas mourir” – avec une vidéo de deux minutes. A cette occasion, sa co-fondatrice et directrice Sophie Beau fait le bilan de l’année mouvementée de l’“Aquarius”, dans un contexte de criminalisation grandissante des ONG de sauvetage.
2 075 morts ont été recensés cette année par l’Organisation internationale pour les migrations. Alors que l’Aquarius, le navire de sauvetage de l’ONG SOS Méditerranée, est à quai depuis le 4 octobre à Marseille dans l’attente d’un pavillon lui permettant de naviguer, et que la justice italienne demande sa mise sous séquestre, la directrice de l’ONG, Sophie Beau, s’érige contre cette “criminalisation” et les entraves au secours des personnes migrantes en Méditerranée. Alors que SOS Méditerranée lance une campagne d’appel aux dons, elle revient pour nous sur cette année mouvementée.
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Le 19 novembre, les autorités judiciaires italiennes ont demandé la mise sous séquestre de l’Aquarius, pour des anomalies observées dans la gestion des déchets à bord. Que répondez-vous à cette mise en cause ?
Sophie Beau – SOS Méditerranée n’a pas été notifiée de cela, mais Médecins Sans Frontières (MSF) en Italie l’a été. C’est le procureur de Catane, en Sicile, Monsieur Zuccaro, qui a lancé les investigations. Il est bien connu des ONG de sauvetage pour ses nombreuses attaques depuis l’an dernier. Nous étions les derniers à ne pas encore avoir été mis sur la sellette. Nous ne sommes donc pas donc étonnés que ça vienne de lui. Cela s’inscrit dans une série d’attaques virulentes contre les ONG de sauvetage, pour les discréditer et bloquer leurs actions. Une demande de saisie préventive d’un navire, pour un dossier reposant sur le tri des déchets, c’est disproportionné. C’est un prétexte pour essayer de bloquer le dernier bateau de sauvetage qui restait encore actif. C’est très grave. On était dans une situation de non-assistance à personnes en danger par les Etats, et on passe à des entraves au sauvetage et au secours. C’est encore un cran au-dessus.
Pour vous, cela prouve-t-il l’existence d’une politique délibérée de criminalisation des opérations de sauvetage ?
C’est le cas. Toutes les ONG ont été ciblées les unes après les autres depuis l’année dernière, alors même que les fondements de l’assistance en mer sont infaillibles. L’obligation d’assistance à personne en danger est inscrite dans le droit maritime international. Ensuite il y a des règles claires, qui sont encore bafouées. Cette criminalisation cache donc quelque chose de grave : la défaillance des Etats, voire des entraves au secours.
L’année de SOS Méditerranée a été très mouvementée : du ping-pong diplomatique pour accueillir l’Aquarius en juin, à l’attaque du siège de l’ONG en octobre par Génération identitaire. Quelle bilan tirez-vous de cette séquence ?
C’est très triste d’en arriver là. Si ce qu’il faut endurer pour le simple fait de dire haut et fort qu’il y a un drame humanitaire en Méditerranée centrale, et que cela reste encore l’axe migratoire le plus mortel au monde, tout cela au prix de l’écartement des navires de sauvetage sur place. C’est glaçant. Cela témoigne d’une fermeture progressive de l’espace humanitaire. Mais on ne s’arrêtera pas là. On va repartir en mer, on le fera tant que des personnes s’y noieront, quelles que soient les entraves. Toutes les ONG de sauvetage sont déterminées à repartir. Le drame est toujours là, les besoins aussi. Les différentes attaques contre l’Aquarius compromettent et retardent au minimum notre départ. Mais si on ne pouvait pas repartir avec l’Aquarius, on partirait de toute façon avec un autre bateau. Cependant l’Aquarius est extrêmement adapté, équipé, prêt à l’emploi, et il est au port depuis le 4 octobre. C’est regrettable.
Y a-t-il une responsabilité politique des Etats dans la légitimation des discours identitaires et xénophobes ?
La première campagne de diffamation et de dénigrement systématique des ONG est venue de la fachosphère. Puis, en 2017, ces discours sont passés de la fachosphère à des médias d’expression courante en Italie. Des fake news arrivaient dans des médias plutôt réputés. Il y a donc bien eu un glissement, une légitimation, voire une instrumentalisation politique de ces fake news et de ces courants d’extrême droite. En l’occurrence c’était pour relégitimer le pouvoir en Italie. Les boucs émissaires sont toujours les étrangers, et les ONG sont facilement atteignables. Effectivement, des théories comme celle de « l’appel d’air », selon laquelle la présence des bateaux de secours encouragerait les gens à traverser la Méditerranée, circulent et se répandent. Pourtant c’est faux : s’il n’y a pas de bateau de sauvetage, les gens continuent de traverser, mais ils meurent beaucoup plus massivement. On l’a vu en novembre 2014 à la fin de l’opération Mare Nostrum : quand la flotte italienne est rentrée au port suite aux pressions européennes, il y a eu des centaines de morts. De même au mois de juin de cette année. Ces attaques sont infondées, mais ont de plus en plus d’écho. Elles sont colportées par des responsables politiques de plus large obédience, elles ne sont plus désormais cantonnées à l’extrême droite. Une parole d’une très grande violence se libère, et cela incite des personnes à passer à l’acte.
Combien d’unités de secours opèrent en Méditerranée ?
Difficile de le dire. Pendant l’hiver on était plus souvent seuls, car tous les bateaux ne sont pas adaptés à affronter la mer de manière continue. L’Open Arms, le voilier de l’ONG espagnole Proactiva Open Arms vient de repartir [avec le Sea-Watch3 de l’ONG allemande Sea-Watch et le Mare-Jonio de l’ONG italienne Mediterranea, ndlr]. Mais il a lui aussi été mis sous séquestre en mars 2018 [pour des soupçons d’aide à l’immigration clandestine, ndlr], avant d’être libéré suite à l’annulation de la justice italienne. En tout cas, l‘Aquarius est à quai depuis le 4 octobre, et il n’y avait plus aucun bateau d’ONG dans la zone depuis fin septembre.
L’Union européenne a étendu le pouvoir des garde-côtes libyens lors d’un Conseil européen fin juin. Quelles conséquences cela a sur la survie des migrants ?
Les conséquences sont graves. Malheureusement la situation en Libye ne permet pas que des institutions dignes de ce nom soient mises en place. Le pays est encore dans le chaos le plus total sur le plan politique. Prétendre que des “garde-côtes” libyens pourraient gérer le sauvetage en mer, c’est illusoire : ils n’ont pas le savoir-faire ni les moyens nécessaires. Mais en plus, c’est en violation avec le droit, puisqu’ils ramènent des personnes à terre en Libye, alors que le droit international des réfugiés stipule que toute personne rescapée en mer doit être débarquée dans un port sûr. En Libye, ils ne peuvent pas demander l’asile, aucun droit des migrants n’est respecté. La situation est dramatique : ils sont enfermés dans des camps, on leur extorque des fonds, on les torture, on les viole massivement. C’est une traite humaine qui continue et qui est entretenue, sans espoir d’en sortir. C’est donc d’un cynisme total. On sait parfaitement ce qui se passe depuis le reportage de CNN qui a révélé l’étendue de esclavage en Libye. Cela continue : on renvoie les personnes en enfer. Il n’y a pas eu d’avancées depuis le sommet de fin juin.
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Vous lancez aujourd’hui une campagne d’appel aux dons intitulée “Ne les laissons pas mourir”. C’est une fiction, dans laquelle deux personnages physiquement proches ne communiquent pas. Quel message souhaitez-vous transmettre ?
On reparle de nos valeurs fondamentales, de solidarité et d’humanité. On remet chacun face à ses responsabilités. Ce sont des citoyens qui se sont regroupés face à ce drame inacceptable. Il faut que chacun s’interroge sur sa responsabilité propre par rapport à ce drame. Ce que nous faisons est éthique, pas politique. C’est une question morale fondamentale : la sauvegarde de la vie humaine. On espère que les gens vont s’interroger là-dessus, pour faire face à la criminalisation de ces valeurs. On a besoin de dons pour repartir en mer. La quasi-totalité des fonds de SOS Méditerranées reposent sur des dons privés – c’était 93% en 2017, ce sera encore plus en 2018, pour 40 000 donateurs.
Quel est le coût d’une journée en mer pour l’Aquarius ?
C’est 11 000 euros. Et même si on fait des économies sur le fuel en ce moment, on affrète l’Aquarius sans cesse. Il faut qu’on anticipe ce retour. Les départs ne s’arrêtent pas en hiver. Dès qu’il y a des fenêtre de temps calme, les passeurs poussent des bateaux en mer. Il y a toujours des candidats au départ, même si les risques sont encore plus dangereux, car la mer change vite. C’est irréaliste de traverser avec ces bateaux pneumatiques, encore moins pendant l’hiver.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
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