Conçu par l’enseignant et chercheur Sébastien Genvo, le jeu autobiographique « Lie in my Heart » fait partager au joueur une période particulièrement sombre de son existence : celle du suicide de son épouse qui l’a laissé seul avec leur tout jeune fils. Par la nature de l’expérience qu’elle propose, cette œuvre atypique fait aussi figure de manifeste pour un jeu vidéo pensé comme mode d’expression personnel.
Avec les jeux d’aventure à choix multiples, notamment ceux du (regretté) studio Telltale, on a pris l’habitude de confronter, en fin d’épisode, nos décisions à celles des autres joueurs. Ainsi peut-on y apprendre, par exemple, qu’on est 80 % à avoir envoyé Bruce Wayne au lit avec Selina Kyle (Batman : The Telltale Series) ou 35 % seulement à avoir épargné tel ennemi qui se dressait sur la route grouillante de zombies de la jeune Clementine (The Walking Dead). Dans Lie in my Heart, c’est un peu différent. « Vous êtes éloigné de mon chemin », nous informe le concepteur du jeu avec qui on ne partage que trois choix sur six au terme du premier chapitre. Et finalement quinze sur vingt-sept à la fin de l’aventure. « Vous n’avez pas réussi à trouver le happy end », précise-t-il alors. Pour être tout à fait honnête, dans le contexte, on n’imaginait alors pas vraiment qu’une telle chose puisse exister, ni d’ailleurs que lui-même l’ait trouvée.
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« Ma culpabilité ne fait pas de doute pour vous »
Dans Lie in my Heart, c’est uniquement à celle de l’auteur, Sébastien Genvo, que l’on compare notre trajectoire. Ou, plutôt, celle que l’on a fait suivre à notre avatar, un certain Sébastien (Genvo). Car Lie in my Heart s’affiche comme un jeu ouvertement autobiographique, et pas celui avec l’argument le plus « léger » que l’on puisse imaginer. Sébastien et Marie, sa femme, sont séparés. Un jour, il se retrouve devant chez elle pour tenter de tirer au clair une que de garde d’enfant a priori classique bien que pas très claire. Mais elle a quelque chose à terminer et ne veut pas laisser Sébastien entrer pour le moment. Alors il attend dehors. Et elle met fin à ses jours en se plantant un couteau dans la gorge.
Comment en est-elle, comment en sont-ils arrivés là ? Et qu’est-ce qui se passe après, en particulier pour et avec Théo, leur très jeune fils ? Telles sont les deux questions sur lesquelles repose le jeu. Assez vite, celui-ci revient en arrière pour nous plonger dans l’intimité du couple. Ce sont les jours heureux, le mariage, l’envie d’aller vivre dans son village d’enfance à lui… Et puis les premières ombres au tableau, sa maladie à elle – la jeune femme était bipolaire –, des difficultés au travail, sa liaison à lui… Jusqu’à « rattraper » le moment où tout bascule. « Comme ma culpabilité ne fait pas de doute pour vous, je ne sais pas si vous allez me faire confiance pour croire la suite de l’histoire que je vais vous raconter », peut-on lire à un moment. Et puis : « Après tout, une histoire est toujours livrée à partir d’un point de vue et je n’ai peut-être pas la position la plus légitime pour raconter ce qui suit. »
« Jeu expressif »
Ce pourrait n’être qu’une tentative, de la part de Sébastien Genvo, de contrer les réserves que le projet lui-même est susceptible d’inspirer. On peut aussi y voir une sorte de déclaration d’intention, une manière d’affirmer que l’enjeu n’est pas ici de faire surgir la vérité (objective, incontestable) sur les faits, mais plutôt de s’approcher autant que possible de ce qui a été vécu – les craintes, les hésitations, l’horreur. La place que Genvo nous assigne n’est pas celle que l’on aurait voulu occuper ? C’est pourtant la seule qu’il pouvait décemment – car l’une des grandes qualités du jeu est justement sa décence – nous offrir : la sienne, celle d’où lui a fait l’expérience de ce qui s’est passé.
Il faut dire aussi que Sébastien Genvo n’est pas un inconnu. S’il œuvra brièvement comme game designer chez Ubisoft en 2001-2002, c’est surtout par ses nombreuses publications savantes sur le jeu vidéo que cet enseignant et chercheur s’est fait remarquer. Depuis plusieurs années, il travaille sur le concept de « jeu expressif » qui, selon ses propres mots, « propose de se mettre à la place d’autrui pour explorer ses problèmes psychologiques, sociaux, et faire l’expérience de dilemmes moraux et/ou éthiques, avec leurs conséquences ». Le principe avait déjà donné naissance en 2011 à Keys of a Gamespace (qui abordait le thème de la pédophilie) et se trouve aujourd’hui au cœur de Lie in my Heart. Dont la proximité, en termes de genre vidéoludique, avec le visual novel et le jeu d’aventure est d’ailleurs très révélatrice : loin des approches largement métaphoriques de titres comme le tout aussi tragique That Dragon Cancer ou, dans un registre non-autobiographique, The Cat Lady (qui est cité dans Lie in my Heart) ou Rime, le parti pris est ici celui de la frontalité. Même si c’est vertigineux, même si on tremble et si c’est un peu flou, il s’agit de regarder en face ce qui se joue.
Choix et conséquences
Alors… Au milieu des autres jouets, ce bateau pirate qu’aime tant Théo, vous le laissez chez sa mère (parce que c’était leur jeu à eux deux) ou vous le rapportez à la maison ? Et à Théo, justement, comment lui présentez-vous ce qui a eu lieu ? Parfois, on a le choix (sans aucune certiture que l’une des options proposées est « la bonne »). Parfois non et, dans ce cas, la “passivité” du joueur constitutive du visual novel – à supposer que lire du texte à l’écran puisse être raisonnablement considéré comme “passif” – fait aussi sens. Ce qui se dévoile ici est également un drame de l’impuissance. Pour certaines choses, il est définitivement, cruellement trop tard.
Jouer à Lie in my Heart, c’est partager tout cela, le drame et ses conséquences, l’incertitude et le malaise, mais avec, malgré tout, le sentiment d’aller quelque part, d’avancer et qu’aussi dure soit-elle, l’expérience n’est pas vaine. Si tout jeu vidéo est au fond un jeu de rôle au sens où il nous en confie un, parfois très éloigné de nous (super-guerrier de l’espace, pilleuse de tombe, plombier bondissant à moustaches…), pourquoi le rôle en question ne pourrait-il pas à l’occasion être celui-là même de son auteur ? Dans le sillage de quelques créateurs indépendants comme l’Américaine Nina Freeman, Sébastien Genvo engage en tout cas le jeu vidéo dans une voie très prometteuse.
Lie in my Heart (Expressive Game Studio / Cogaming Rising), sur Mac et Windows.
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