En Grèce, le nouveau gouvernement conservateur tente de mettre au pas l’emblématique quartier contestataire d’Athènes. Depuis un mois, Exarcheia vit sous occupation policière.
Matin d’été indien dans la capitale grecque. Sur la place Exarcheia, au cœur d’Athènes, un ballet de gilets fluo ratisse, arrose, nettoie. Les agents municipaux décrochent les affiches politiques, changent les ampoules des lampadaires, délogent un kiosque à l’abandon. Quelques touristes slaloment entre caméras de télévision et forces antiémeutes, présentes en nombre.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
“C’est quoi cette situation ? C’est avec ça qu’on se sent en sécurité ?”, s’énerve une jeune femme contre un policier, pointant du doigt sa mitraillette. Un groupe de résidents se forme et invective le responsable des opérations. “Les pelleteuses débarquent pour planter des arbres à l’aide d’un dispositif policier démesuré. Une belle opération de com’” estime Elena*, trentenaire grecque qui habite le quartier depuis dix ans.
“Message symbolique”
La place n’avait jamais reçu une telle attention et les habitants ne semblent pas dupes quant à ce qu’ils considèrent comme un “show”, au mieux ; une intrusion dans leur quotidien et la destruction de leur idéal, au pire. La droite conservatrice de la Nouvelle Démocratie, revenue au pouvoir en juillet, est pourtant bien décidée à reprendre le contrôle du quartier rebelle de la capitale hellène et ne compte pas s’arrêter à des retouches cosmétiques.
“Il s’agit d’un message symbolique fort, estime Elena*, proche du milieu anarchiste. Nettoyer, en apparence au moins. C’est surtout un prétexte pour s’attaquer dans un deuxième temps aux squats politiques et au mouvement antiautoritaire dans son ensemble.”
>> A lire aussi : “Aujourd’hui l’anarchisme a tendance à ne plus dire son nom”
Surfant sur la décadence d’une ville frappée tour à tour par la crise économique et la crise des réfugiés, le nouveau Premier ministre Kyriakos Mitsotakis et son neveu Kostas Bakoyannis, nouveau maire d’Athènes, n’ont cessé de le répéter : ce sera l’ordre et la loi, et Exarcheia rentrera dans le rang.
Car derrière l’École Polytechnique d’Athènes, foyer de résistance à la dictature des Colonels (1967-1974), s’est développé un quartier contestataire de l’ordre établi où maisons d’édition et cafés autogérés s’entremêlent aux centres de solidarités et squats pour réfugiés.
Le long des rues étroites et piétonnes qui s’étirent autour de la place triangulaire, on dessine depuis 30 ans les contours d’une société plus juste et plus égalitaire. On y trouve refuge, aussi, à l’abri d’une société conservatrice où la violence et le racisme sont quotidiens.
C’est dans l’une de ces rues qu’un adolescent de 15 ans, Alexandros Grigoropoulos, avait été tué par un policier le 6 décembre 2008, déclenchant des semaines d’émeutes à Athènes et dans les grandes villes de Grèce. Bandes cagoulées et unités mobiles s’affrontent encore régulièrement aux abords du quartier à coups de cocktails molotov et de gaz lacrymogène. Rébellion pour les uns, carnaval pour les autres.
>> A lire aussi : A Athènes, l’art sur les ruines de la crise
Étudiants et résidents, anarchistes et réfugiés, dealers et sans-domicile fixe, touristes et artistes se côtoient dans un équilibre précaire. Il y flotte un parfum de révolution et de joyeux désordre, où les messages anti-capitalistes et hostiles à Airbnb fleurissent sur les murs des bâtiments néoclassiques délabrées. Mais derrière les façades romantiques et les fantasmes se dresse une réalité complexe et conflictuelle.
Le mouvement anarchiste peine à cacher ses divisions et l’autogestion semble trouver ses limites face à l’irrésistible ascension des trafics de drogue. Depuis de longs mois, plusieurs mafias ont investi la place du quartier et utilisent le désespoir de réfugiés coincés à Athènes pour les convertir au deal. L’atmosphère se détériore, l’insécurité augmente et les résidents se lassent d’une situation qui s’embourbe. Idéal pour un gouvernement pressé de mettre au pas cette poche de résistance.
“Le seul projet, c’est la déshumanisation”
Haut lieu de l’anarchisme et de l’antifascisme grec et européen, Exarcheia est considéré par ses détracteurs comme un État dans l’État, que les forces antiémeutes encerclent tout en évitant – jusque-là – de s’y aventurer. Depuis la fin de l’été, elles occupent le terrain jour et nuit. Les squats où logent des réfugiés ont été visés par des opérations policières dès la fin du mois d’août.
Plusieurs bâtiments abandonnés avaient été occupés pour y accueillir, à partir de 2015, les exilés arrivant continuellement dans la capitale. Ils sont aujourd’hui vidés et emmurés les uns après les autres.
Ce lundi matin, un autre #squat de réfugiés a été évacué au cœur du quartier #exarchia où la police est désormais présente. Sur le point d’être bétonné pour empêcher l’accès. Depuis fin août, c’est le 7eme squats (de réfugies et d’anarchistes) vidés à Athènes pic.twitter.com/CImijrsLRu
— Clémentine Athanasiadis (@ClementineAthan) September 23, 2019
“Ils débarquent à 6 heures du matin avec des armes, des gants et des masques, et empressent les gens de quitter les lieux. C’est humiliant”, décrit Marie. Cette Française de 25 ans est volontaire depuis un an dans une ancienne école occupée, la Fifth School, transformée en logements pour des familles venues d’Afghanistan, de Syrie, d’Iraq ou du Pakistan.
Elle y donnait des cours de mathématiques et d’anglais aux enfants, jusqu’à ce que la police ne s’empare du bâtiment. “Notre squat a été fermé il y a quelques jours et les familles emmenées dans des camps surpeuplés et insalubres en dehors d’Athènes”, poursuit la jeune brune aux cheveux très fins.
Depuis des mois, l’équipe de volontaires tentait d’offrir un cadre à des enfants en manque de repères, plongés dans un quotidien chaotique. “Plusieurs d’entre eux sont désormais scolarisés, leurs parents s’intègrent progressivement à la société… Ça n’a aucun sens, déplore Marie. On perpétue une politique d’isolation plutôt que de travailler à l’intégration. Le seul projet c’est la déshumanisation.”
>> A lire aussi : Quand des enfants réfugiés imaginent l’école de leur rêve
Depuis l’accord conclu en 2016 entre la Turquie et l’Union Européenne, le nombre de réfugiés débarquant sur les côtes grecques s’était considérablement réduit. Il est reparti à la hausse ces dernières semaines. Près de 15.000 personnes sont arrivées sur les îles en août et septembre, selon le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés. Au total, plus de 90.000 personnes se retrouvent coincées en Grèce, et les conditions d’accueil sont largement insuffisantes.
Investisseurs étrangers et Airbnb
Saïf vivait dans la Fifth School. Hébergé temporairement par des connaissances depuis l’expulsion, il risque désormais de se retrouver à la rue. Il n’était pas question pour autant de se retrouver dans un camp qui “ressemble à l’enfer”. Cet Irakien de 22 ans, arrivé dans la capitale en avril 2018, avait trouvé dans l’occupation “une maison, mais surtout une nouvelle famille”.
“Ce gouvernement est très énervé, poursuit Saïf. Il y a la police partout, tout le monde est arrêté”. Incapable d’envisager les prochains jours, le jeune homme brun à l’élégance soignée dénonce l’absence de solution. “On ne nous loge pas, on ne nous donne pas facilement de papiers, comment peut-on travailler ? interroge Saïf. Pour beaucoup, devenir dealer n’est pas un choix, ça devient une nécessité”.
La mairie d’Athènes justifie les interventions pour combattre les trafics et lutter contre l’insécurité, dans un quartier où les investisseurs étrangers et les appartements Airbnb se sont multipliés ces derniers mois. Un projet de station de métro est également à l’étude, et devrait, s’il aboutit, finir de transformer le quartier. La nuit tombe sur Exarcheia. Les caméras sont parties et les forces antiémeutes se sont repliées dans les rues adjacentes.
Une banderole flotte encore sur la place : “Contre la répression de l’État et les narco-mafias”. Sous les lampadaires, les dealers reprennent leurs affaires.
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}