Dans leur livre She Said, les journalistes du New York Times Jodi Kantor et Megan Twohey racontent comment elles ont révélé les agissements du producteur-star et livrent une réflexion passionnante sur la situation du mouvement #MeToo.
Quand elle est revenue de congé maternité à l’été 2017, la journaliste du New York Times Megan Twohey s’est vu offrir le choix entre deux missions : travailler sur les affaires douteuses de Donald Trump ou collaborer à l’enquête de sa consœur Jodi Kantor sur le producteur-star, Harvey Weinstein. Contre l’avis de nombreux collègues, elle a opté pour la seconde.
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Un choix qui a abouti à la publication, en octobre 2017, d’une série d’articles à l’impact séismique sur des accusations de viol, d’agression sexuelle et de harcèlement à l’encontre du producteur de Pulp Fiction et Shakespeare in Love. Couronnée d’un prix Pulitzer, cette enquête fait aujourd’hui l’objet d’un prolongement sous la forme d‘un livre passionnant tout juste publié outre-Atlantique, She Said. Breaking the Sexual Harassment Story That Helped Ignite a Movement.
L’ouvrage reconstitue moins les agissements présumés de Harvey Weinstein, désormais connus et bientôt en procès, qu’un double processus.
Celui d’enquête, d’abord, reconstitué jour après jour. Et notamment le dialogue avec des femmes victimes de faits traumatisants, effrayées par l’idée de témoigner contre un homme puissant, d’être “traînées dans la boue” ou d’abîmer leur carrière.
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Des sources qu’il faut parfois aller « cueillir » directement chez elles, comme cette ancienne assistante de Miramax harcelée en 1990, qui refuse de témoigner mais lance à la journaliste sur son perron : “Je m’attendais à ce que quelqu’un vienne taper à ma porte depuis vingt-sept ans.”
Ces femmes ont peur d’être seules à parler, et il faut les convaincre, si possible, d’être citées on the record, sous leur vrai nom, à l’image des actrices Ashley Judd et Gwyneth Paltrow, l’ancienne “première dame de Miramax”.
At some pt, all the women who've been afraid to speak out abt Harvey Weinstein are gonna have to hold hands and jump: http://t.co/cYRZxE7HZV
— Jennifer Senior (@JenSeniorNY) March 30, 2015
(A un moment, toutes les femmes qui ont peur de parler à propos de Harvey Weinstein vont devoir s’allier et sauter le pas)
Écrit par ses deux autrices à la troisième personne, She Said a d’ores et déjà été comparé aux Hommes du président, le livre de Carl Bernstein et Bob Woodward sur le Watergate, adapté au cinéma par Alan J. Pakula. Il en offre des échos frappants, du soutien essentiel des supérieurs (la cheffe des enquêtes du New York Times Rebecca Corbett passe une nuit blanche à polir mot après mot l’enquête de ses reporters) à la recherche d’une « Gorge profonde » prête à donner le coup de pouce décisif.
Le livre révèle pour la première fois le nom de cette dernière : il s’agit d’Irwin Reiter, un vice-président exécutif de la Weinstein Company que l’on voit, lors d’un rendez-vous dans un bar de Tribeca, s’absenter aux toilettes en laissant délibérément un mémo confidentiel et accablant ouvert sur son téléphone portable pour que la journaliste puisse le photographier.
Et comme lors de la chute de Richard Nixon, il s’avère primordial de « suivre l’argent »: l’une des preuves décisives dénichée par Jodi Kantor et Megan Twohey est l’existence d’accords à l’amiable conclus par Harvey Weinstein, devant avocats et contre indemnités, avec certaines de ses victimes pour étouffer les accusations.
Une libération de la parole
Mais un second processus est encore plus central au livre : celui qui permet au harcèlement d’être tu, et donc de prospérer. She Said détaille les pressions de Weinstein sur la hiérarchie du New York Times pour enterrer l’enquête avant publication, les agissements de la société de renseignement israélienne Black Cube pour discréditer des témoins (notamment documentés par Ronan Farrow, co-lauréat du Pulitzer et qui publiera cet automne son propre récit de l’affaire), ou encore les manipulations des conseillers du producteur.
L’avocate Lisa Bloom, jusqu’alors connue pour son travail au côté de victimes de harcèlement sexuel, sort particulièrement égratignée du livre : un mémo stratégique à Weinstein, reproduit in extenso, la voit suggérer au producteur de raconter de manière préemptive avoir évolué dans son rapport avec les femmes, afin de devenir “le héros de l’histoire, pas le méchant. C’est très faisable.”
https://twitter.com/lisabloom/status/1170742929121394690?lang=fr
(Douloureusement, j’ai appris beaucoup plus de mes erreurs que de mes réussites. A ceux qui ont loupé mes excuses en 2017, et spécialement les femmes : je suis désolée.)
Le lendemain de la publication de l’enquête, le New York Times a été submergé d’appels de femmes désireuses de rapporter des faits de harcèlement contre le producteur, au point que le journal a dû mobiliser une équipe pour les traiter. Des « affaires Weinstein » ont ensuite vite émergé dans d’autres entreprises ou secteurs.
Ici, on n’est pas tant dans Les Hommes du président qu’en plein Spotlight, le film oscarisé sur les agressions sexuelles au sein du clergé américain : la rédaction en chef du Boston Globe y enjoignait ses journalistes d’enquêter sur un système, pas seulement sur des cas individuels, et la publication de l’enquête déclenchait une libération de la parole. Kantor et Twohey racontent avoir assisté, stupéfaites, à “la rupture d’un barrage” après la parution de leurs découvertes sur un homme qui, souligna un de leurs supérieurs, n’était pourtant pas si célèbre.
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Selon les deux journalistes, “l’enquête sur Weinstein a eu un impact parce qu’elle a atteint quelque chose […] de rare et précieux : un consensus global sur les faits”. Au-delà de l’exposé d’un scandale, She Said constitue un bilan d’étape du mouvement #MeToo, “à quel point il y a eu un vrai changement et est-ce qu’il est excessif ou clairement pas suffisant”.
Citant des enquêtes moins définitives que celles dont a fait l’objet Weinstein, comme celles sur le comédien Aziz Ansari ou l’ancien sénateur du Minnesota Al Franken, les autrices pointent les failles d’articles “reposant sur une seule source ou des accusations anonymes” ainsi que “le manque de consensus et le débat vindicatif sur les comportements qui méritent un examen approfondi, le moyen de savoir qui croire et quelle responsabilité mettre en œuvre”.
La guerre de tranchées
À l’autre bout du spectre, elles notent que de nombreuses femmes ne disposent toujours pas, que ce soit devant la justice ou dans leur emploi, des moyens de faire entendre leur histoire : les actrices d’Hollywood se sentent peut-être plus enclines à témoigner mais il n’est pas sûr qu’il en soit de même pour les employées d’un fast-food. “D’une certaine façon, résument-elles, ceux qui avaient la sensation que #MeToo n’était pas allé assez loin et ceux qui se plaignaient qu’il allait trop loin témoignaient d’un même phénomène : une absence de procédure ou de règles suffisamment claires.”
Le cas de Christine Blasey Ford est emblématique de cette guerre de tranchées. En octobre 2018, un an pile après l’éclatement de l’affaire Weinstein, cette universitaire californienne accusait le futur juge de la Cour suprême Brett Kavanaugh de l’avoir agressée sexuellement lorsqu’ils étaient au lycée, déclenchant un violent affrontement politique.
Sans trancher, Kantor et Twohey soulignent à la fois les éléments qui accréditent sa bonne foi (elle s’était épanchée auprès de proches plusieurs années avant que Kavanaugh ne soit pressenti pour la juridiction suprême) et l’impossibilité de certifier matériellement des faits qui se seraient produits trente-cinq ans plus tôt, de trouver des preuves écrites ou financières comme dans l’affaire Weinstein.
Surtout, elles racontent avec minutie et empathie le cheminement complexe de sa décision de parler devant le Congrès américain et des millions de téléspectateurs, après avoir hésité à s’expliquer seulement et directement avec Kavanaugh, à témoigner à huis clos ou purement et simplement à se taire.
Un cas qui témoigne de la richesse et de la complexité du titre She Said, qui fait allusion à la difficulté de briser par la preuve le vieux schéma « parole contre parole » (she said, he said) mais renvoie surtout à la façon dont une victime de harcèlement choisit ou non de rompre le silence, avec “toutes ses nuances de comment, de quand et de pourquoi”.
She Said : Breaking the Sexual Harassment Story That Helped Ignite a Movement. Par Jodi Kantor et Megan Twohey, Penguin Press, 320 pages, sorti le 10 septembre aux Etats-Unis.
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