A Montpellier, l’exposition collective “Possédé·e·s” explore par l’occulte les corps en résistance et dresse le panorama d’une autre figuration, moins visible que vibratoire.
Le Mo.Co Panacée à Montpellier réussit comme peu d’autres institutions à proposer de grandes fresques d’époque. Des panoramas visuels, parcourus de courants magnétiques qui, pour l’heure, circulent encore de manière souterraine. Chacun les ressent, mais personne encore ne saurait les nommer. Les artistes, eux, s’y accordent, car telle est leur force : ils opèrent depuis un sensible qui se passe des mécanismes de l’identification, serpentent entre les découpages préétablis du réel.
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Dans le cas de la nouvelle exposition Possédé.e.s, dédiée à l’exploration de l’occulte comme tactique de résistance des corps exclus, la précision importe plus que jamais. Le langage, ses taxonomies et ses catégories, est un instrument d’oppression. Une norme arbitraire qui tente de se faire passer pour universelle. Une manière de séparer entre un « Nous » et un « Eux » ; entre un « normal » et un « pathologique ».
Ce qui n’est pas inclus est exclu ; ce qui est exclu doit être chassé, muselé, annihilé. Sous les auspices du triptyque « déviance-performance-résistance », Possédé.e.s rassemble vingt-deux artistes ou duos d’artistes, et, comme souvent entre ses murs, ils sont jeunes et en pleine recherche, avec ici une large part de nouvelles productions.
Pas de sorcières, de folklore ésotérique
Le phénomène d’un tournant générationnel vers l’occulte indique d’abord un refus. Les anciens centres, les anciennes normes, les anciens essentialismes tombent, et pour ne pas les remplacer par d’autres, l’occulte désigne en creux l’envers de la rationalité ; l’envers des Lumières également, et de son projet vitruvien d’un humain universel et néanmoins masculin, blanc, beau et valide.
Dans le reste de l’exposition, la scénographie est sobre, presque blafarde, évitant l’écueil sensuel de son sujet
Si l’exposition résonne, tout au long du long corridor qui en délimite les espaces, du Dies Irae, hymne funéraire médiéval repris dans le Shining de Stanley Kubrick, l’installation des deux artistes Iain Forsyth & Jane Pollard, Requiem for 114 radios (2016), doit se lire comme la rémanence du spectral au cœur du technologique : obsolètes, leurs radios réactivent la croyance au pouvoir suprasensible des premières heures de la technologie.
Dans le reste de l’exposition, la scénographie est sobre, presque blafarde, évitant l’écueil sensuel de son sujet. Sa réussite est de ne pas montrer de représentations de corps ou, du moins, pas celles que l’on attend au tournant : pas de sorcières, de folklore ésotérique, dont les symboles trop évidents ont déjà été récupérés, assimilés, digérés.
Des corps porteurs d’une sourde puissance
L’enjeu est ailleurs, il est politique. Et l’incarnation dans une forme définie, fixe, stable, un luxe qui appartient aux dominants. Alors, Possédé.e.s s’ouvre à une autre figuration. Celle-ci est hérissée, fracturée, crispée. Ses angles sont saillants et ses contours brisés ; son centre est béant et ses matières cassantes. Ainsi de l’ensemble de toiles de Lewis Hammond, aux visages percés de barbelés et aux corps diffractés en arêtes marquées, ou des créatures cornues grimaçantes de M. Mahdi Hamed Hassanzada.
On pense ici à la fameuse métaphore d’Audre Lorde, qui prévient qu’on ne détruit pas la maison du maître avec les outils du maître
Il y a encore les peaux de vache moulées de Nandipha Mntambo, saisies en plein vol, plissées et prolongées d’arabesques, et une chapelle percée d’une lueur verte à l’architecture sacrificielle d’argenterie fondue aux tuiles cassantes de Jean-Baptiste Janisset. Un second registre se dessine, davantage tourné vers une pratique résiliente. Celle-ci joue alors sur la puissance vibratoire des matériaux, à l’instar de la table alchimique de Nils Alix-Tabeling, des vidéos de Laura Gozlan, dont le personnage fume goulûment de la poudre de momies, ou des sculptures précaires éruptives que Dominique White fabrique à partir de rebuts du commerce triangulaire.
Ces deux registres formels se rejoignent par l’acceptation d’« une certaine illisibilité de l’objet », ainsi que le formule Nils Alix-Tabeling dans le catalogue, et peut-être plus encore, en élisant cette illisibilité comme tactique de résistance par ces corps porteurs d’une sourde puissance, corps en lutte, corps queer, corps racisés, corps vieillissants, corps non-performants – et l’on pense ici à la fameuse métaphore d’Audre Lorde, qui prévient qu’on ne détruit pas la maison du maître avec les outils du maître.
Lutte et insoumission
L’exposition prend le contrepied du récent engouement du monde de l’art pour le « care », ce soin condescendant qui, de manière perverse, prétexte une vulnérabilité pour mieux rendre inoffensif l’ »Autre » en l’assimilant. Elle montre que, face à la résurgence des extrêmes, l’engourdissement du « care » ne prend plus, que les temps acculent à la lutte et à l’insoumission.
L’œuvre la plus narrative : une version monumentale du “Printemps” de Botticelli par Apolonia Sokol, qui magnifie ses modèles trans ou fluides
Toujours au son de la lente montée du Dies Irae, on pénètre alors, après la succession d’alcôves, dans la plus grande des salles. L’œuvre la plus narrative s’y trouve : une version monumentale du Printemps de Sandro Botticelli par Apolonia Sokol, qui magnifie ses modèles trans ou fluides, Simon·e, entouré·e de Linda, Nicolas, Raya, Dustin, Nirina, Claude-Emmanuelle, Bella et Dourane. Né en réaction à la récente montée d’un féminisme transphobe (TERF, pour « trans-exclusionary radical deminist”), le tableau retourne l’allégorie de l’original d’un féminin reproducteur pour célébrer un corps politique contemporain cristallisant la peur, et les espoirs, de l’émancipation des dualismes.
Or ce point d’orgue, rare fenêtre sur le visible et la représentation, rappelle que cette puissance expansive réagit en premier lieu à une répression tenace, que ses inventions sont forcées et ses stratagèmes imposés – deux jours avant le vernissage, une étudiante trans se suicidait à Montpellier à la suite des menaces d’expulsion du Crous qui l’hébergeait.
Possédé.e.s. Déviance, Performance, Résistance, jusqu’au 3 janvier au Mo.Co Panacée à Montpellier
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