Rencontre matinale à Paris avec plusieurs “juicers”, du nom de ces auto-entrepreneurs rémunérés pour charger, chez eux, des trottinettes électriques mises en libre service notamment par les sociétés Bird et Lime.
Il est environ 6h30 du matin, il fait gris, il fait froid, il n’y a quasi pas un chat – hormis un vrai qui se pavane, mais ce n’est pas le sujet qui nous intéresse ici. Nous sommes place de la République, à Paris, et notre quête matinale est somme toute un peu inhabituelle : nous cherchons 1/ une trottinette électrique 2/ quelqu’un qui serait en train d’en déposer une. Mais rien, nothing, nada : malgré plusieurs minutes d’attente et d’un itinéraire foulé au hasard, nulle trace d’une telle personne dans le coin. Soudain, alors que l’on tourne la tête, survient un petit miracle: un jeune homme transportant deux de ces engins à roulettes s’arrête juste devant nous.
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Il s’appelle Don*, a 35 ans, aime le PSG si l’on en croit sa casquette. Don est un “juicer” : il est chargeur de trottinettes électriques pour la société “Bird”, créée en Californie en 2017. Le but de cette nouvelle activité : récupérer le soir ces véhicules mis en libre service et dispatchés un peu partout dans Paris, les mettre à charger chez soi, et les replacer en ville dès que la batterie est au top.
« Faire un peu plus d’argent »
L’idée est qu’elles soient déposées dans des lieux stratégiques indiqués par l’application entre quatre et sept heures du matin – même s’il est également possible selon lui de les mettre à charger pendant la journée, si la trottinette est déchargée. Gare à celui ou celle qui ne rendrait pas le véhicule à temps : comme l’annonce l’accord de services que doivent accepter les chargeurs de trottinettes, la rémunération « pourra être réduite de 50 %, à la seule discrétion de Bird » dans le cas où il serait rendu après 7h du matin. En outre, une amende de 1000 euros pourra être infligée dans le cas où, au bout de trois jours, le véhicule n’aurait pas été re-déposé – alors même que, comme l’explique très justement ce papier de BFM TV, le prix d’une trottinette neuve est de… 399,99 euros.
Don, qui est coach sportif à Paris et à Epinay-sur-Seine, a choisi de devenir juicer pour “faire un peu plus d’argent”, son métier, aka sa passion, ne lui permettant pas de dégager assez de revenus: “heureusement, j’habite chez mes parents, je ne pourrais pas payer de loyer”. Ce matin-là, Don n’a ramené “que” deux trottinettes place de la République, grâce aux transports en commun. Quand il en a plus – “j’en ai déjà eu sept d’un coup, que je laisse charger à la cave” – son père vient le chercher dans sa camionnette. Alors qu’il travaille de 17h à 22 h tous les jours, il consacre à Bird une dizaine d’heures par semaine. Et assure gagner environ 650 euros supplémentaires par mois, une fois les charges payées à l’Urssaf.
“Parfois, je tourne deux ou trois heures en ville pour n’en trouver que deux”
Car Don est auto-entrepreneur pour le compte de cette société, comme il pourrait l’être pour sa concurrente Lime : nul emploi de salarié, mais un contrat passé avec Bird, qui le rémunère par virement à chaque fois qu’il recharge une trottinette. Et qui dit auto-entrepreneur, dit « aucun versement dans le cadre de la contribution à la sécurité sociale, à l’assurance chômage ou à l’assurance invalidité » de la part de Bird, de même que « la société ne souscrira pas à une assurance accidents du travail [au nom du juicer] » (voir l’accord de services cité plus haut). En revanche, les « chargeurs » doivent payer des impôts sur l’argent gagné.
Les tarifs par véhicules rechargés varient entre 5 et 20 euros, “selon la difficulté pour aller la chercher”. Via une application, Don peut voir sur une carte de la capitale où elles se situent, et ainsi aller les récupérer. Problème, elles ne sont pas toujours facile d’accès, comme nous l’explique le trentenaire : “Parfois, elles sont planquées dans des bâtiments. Soit je réussis à rentrer en passant derrière quelqu’un, soit, eh bien, tant pis. Bien souvent, je me retrouve à y aller pour rien.” Autant de temps de travail pour lequel il n’est pas rémunéré et où il prend des risques pour lesquels il n’est pas assuré, cf. l’accord : « Vous convenez que vous serez seul responsable des conséquences découlant des activités suivantes lors de la fourniture des Services de Chargeur Bird : pénétrer dans toute propriété privée ou publique pour laquelle vous ne disposez pas d’autorisation d’accès. » Sinon, Don « tourne parfois deux ou trois heures en ville pour ne trouver que deux véhicules ».
Alors même que nous évoquions la question de la concurrence entre juicers – “c’est un peu la guerre” – un autre jeune homme, Martin*, arrive… et inspecte les trottinettes déposées par Don, histoire de voir si elles sont chargées. Il en transporte déjà quatre, qu’il a empilées, et roule dessus comme il peut. Si Don et Martin sont tous deux auto-entrepreneurs pour Bird, ils n’ont pas la même vision de la chose : là où le premier pense que “l’on a rien sans rien” et estime que “ce n’est pas trop difficile” – allant dans le sens de Bird qui présente cette activité comme permettant d’avoir un complément de revenu –le second, lui met en avant des aspects problématiques : “Cela fait partie de tout ce système ubérisé. En fait, on n’a rien d’auto-entrepreneur, on ne travaille pas pour soi, c’est un statut dissimulé, un emploi déguisé.” A 36 ans, celui qui est à la base vélo-taxi a dû arrêter ce métier, “suite à des complications”. Il est devenu juicer “pour pallier cette situation et gagner de l’argent, mais cette situation a vocation à rester provisoire”. Cela fait une semaine qu’il a commencé, sur des bases de 4 à 8 heures quotidiennes de travail. “La plupart du temps, on ne gagne que 5 euros par trottinette, quand j’ai de la chance, cela monte un peu plus. Et puis, la géolocalisation n’est pas forcément précise, c’est un peu la chasse au trésor. Il y a plein de véhicules affichés sur la map, alors qu’en fait ils ne sont pas là.”
“Il faut travailler tard et se lever très tôt”
Celui qui a déjà accueilli chez lui jusqu’à 13 trottinettes n’est pas remboursé pour l’électricité consommée, tout comme les autres juicers. Martin raconte, lui aussi, comment la concurrence fait rage entre eux, petits mimes de course poursuite à l’appui : “Parfois, on tombe à deux et en même temps sur la même trottinette. Une fois, je me suis fait avoir, elle m’est passée sous le nez. La fois suivante, j’ai réussi à la scanner avec l’appli avant, hop !” On s’approche des sept heures du matin, Martin continue sa recherche près de République – “Je suis un peu gourmand aujourd’hui !” – alors qu’il transporte déjà un nombre élevé de trottinettes, qu’il amènera jusqu’à chez lui via un vélo triporteur. Son bilan : “C’est quand même difficile.”
Même constat chez cet homme travaillant pour Lime, aperçu un samedi soir en train de mettre une trottinette dans son camion vers 23h : “Il faut travailler tard, et se lever très tôt.” Il ne nous en dira pas beaucoup plus, et on le comprend : fatigué, il reprend le volant, pour rentrer chez lui ou chercher d’autres véhicules, on ne sait pas. Alors certes, si on met de côté la quête des trottinettes, l’électricité et les charges – ce qui est très loin d’être accessoire – en un sens, “dormir et gagner de l’argent en même temps ? c’est possible !”, comme le dit un slogan de Bird (Lime dit sensiblement la même chose). Simplement, ce monsieur dort beaucoup moins.
* Les prénoms ont été modifiés
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