Will Smith au corps-à-corps avec sa Némésis rajeunie dans un blockbuster d’action d’une puissance visuelle inouïe.
C’est un hasard étonnant (encore faut-il croire qu’en matière d’actualité artistique les hasards existent, qu’ils sont autre chose que des symptômes plus ou moins déchiffrables) : le pitch du nouveau Ang Lee tisse de troublantes correspondances avec celui du dernier film de notre rédacteur en chef de la semaine (Christophe Honoré), en salle la semaine prochaine.
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Dans Gemini Man comme dans Chambre 212, un homme quinqua ou presque est inopinément mis en présence d’un double ayant la moitié de son âge. Dans les deux films, la confrontation induit un risque maximum : l’un pourrait lui ôter sa femme, l’autre voudrait lui ôter la vie. Dans les deux films pourtant, la rivalité initiale glisse vers une trêve presque câline.
Une troublante similitude avec le Chambre 212 de Christophe Honoré
Passé les similitudes des deux pitchs, les films d’Ang Lee et de Christophe Honoré n’en sont pas moins séparés par tout ce qui distingue le cinéma d’auteur français du blockbuster (certes également d’auteur) américain : conte romanesque des sentiments contre péripéties d’action frénétiques, analyse tout en nuances des subtilités psychologiques contre simplification des figures à visée mythologique…
Mais c’est surtout dans l’incarnation du coup de force fantastique du dédoublement que les deux films s’opposent : là où Honoré recourt à l’usage centenaire de deux acteurs aux âges respectifs de leur personnage commun, Ang Lee s’en remet au vertige d’un effet spécial de pointe, le de-aging.
Ce n’est pas la première fois que ce procédé remodelant numériquement les visages des acteurs pour leur restituer la bouille lisse de leur jeunesse est appliqué. Plusieurs productions Marvel (Ant-Man sur Michael Douglas, Robert Downey Jr. dans Captain America) avaient déjà usé de ces sortilèges de jouvence, mais généralement le temps d’une séquence.
Pour la première fois, un acteur, Will Smith, porte entièrement un film dans deux états de lui-même : le beau mâle mature aux tempes grisonnantes et le jeune gars coiffé en brosse du Prince de Bel-Air, l’un et l’autre en champs et contrechamps, se donnant la réplique ou s’empoignant dans des luttes à mort.
Dans le viseur, son propre visage rendu à son resplendissement juvénile
Il faut près de quarante minutes au film pour lâcher son monstre figuratif : Henry Brogan (Will Smith middle age) échappe aux tirs d’un lointain et invisible sniper, embusqué sur un toit. Il parvient à choper l’assaillant dans le viseur de son fusil à lunette, mais l’image dans le petit surcadre circulaire le saisit d’effroi et interdit à son index d’appuyer sur la gâchette.
Dans le viseur, son propre visage rendu à son resplendissement juvénile ; au bout de son canon, lui-même mais en jeune homme ! Il est incapable de tirer. A cet instant, Henry Brogan se confond avec l’idée que se fait Ang Lee de son spectateur idéal : un homme interloqué, sidéré, proprement inapte à croire à ce qu’il voit.
Tout au long du film, ce n’est pas seulement le de-aging et le petit miracle de voir revenir le Will Smith circa 1992 qui produisent cet ahurissement : c’est aussi une combinaison savante de 3D, de 4K et de 120 fps qui produit un trouble de la perception de bout en bout inouï (plus fort encore que dans le précédent Ang Lee, le déjà stupéfiant Un jour dans la vie de Billy Lynn). La réalité restituée avec les outils les plus performants en matière de captation y devient tout à coup irréelle, déréalisée par un trop grand piqué de l’image, un rendu trop luxuriant des détails.
Le masque numérique de Will Smith n’y constitue pas un spectacle plus fascinant à regarder que le moindre déplacement d’un personnage, qu’un objet qui tombe sur le sol ou la netteté de chaque perspective. Comme si chaque image donnait à voir plus que ce qu’un œil humain peut voir et que, entre le pur enregistrement et les effets de travestissement numériques, la ligne entre le réalisme (augmenté) et l’empire du trucage à tout-va ne cessait de bouger.
La lutte à mort entre deux pères
De ce point de vue, Ang Lee prend une place longtemps occupée par James Cameron dans sa tentative d’offrir à chaque progrès technologique le grand blockbuster d’action qui en déploie tout le potentiel – et aussi de viser la sidération (devant des images jamais vues) comme affect premium à obtenir du spectateur. Gemini Man est donc à la technologie de son temps ce qu’Abyss ou Terminator 2 ont pu être aux premiers effets spéciaux digitaux.
Et Ang Lee partage avec Cameron (dont on pourrait aussi citer le récent Alita, qu’il a produit) une certaine duplicité de discours quant au progrès technologique : en célébrer en acte toute la puissance d’enchantement lorsqu’elle est mise au service du spectaculaire et de la création artistique, mais au travers de fables qui n’ont de cesse d’en pointer les dangers si les pouvoirs politiques ou militaires s’en emparent (crime bioéthique, armement, guerre, etc.).
Cette dualité quant à l’usage de la technique est incarnée dans le film par la lutte à mort entre deux pères : le père adoptif (Clive Owen) qui ne voit dans le fils qu’un instrument de domination belliqueuse et le père biologique (même si la reproduction s’est faite ici par clonage) qui est rapidement séduit par cette représentation de lui-même. Les affres de la filiation, qui se prolongent au-delà de la fiction en interrogation de sa propre place de cinéaste, sont au cœur de plusieurs films américains de la rentrée.
Tout s’hybride, se confond, s’absorbe
Chez Tarantino, ce sont les pères (réacs) qui tuent les enfants (dégénérés) dans une utopie de préservation d’un âge d’or rêvé. Chez James Gray au contraire, le fils traverse à la fois la Voie lactée et les grands tropes du cinéma américain moderne (2001, Apocalypse Now…) pour se déprendre de l’attraction castratrice de l’image paternelle.
Ang Lee rêve en revanche d’une résolution iconoclaste de l’antagonisme œdipien : il n’y a plus de père et de fils, et il n’y a pas plus de tension entre eux qu’entre une image enregistrée et ses avatars numériques. Tout s’hybride, se confond, s’absorbe. Cette absence de nœud est la limite du film (la façon dont le film fait un sort au mauvais père Clive Owen est exagérément désinvolte), mais la ferveur d’Ang Lee dans sa croyance au pouvoir de réenchantement des nouvelles images, et la virtuosité ébouriffante avec laquelle il en fait un spectacle inédit, emporte ces résistances.
Gemini Man d’Ang Lee, avec Will Smith, Mary Elizabeth Winstead, Clive Owen (Chine, E.-U., 2019, 1 h 57)
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