Notre rédacteur en chef invité a sélectionné le meilleur de la scène française actuelle qui s’inscrit dans un vaste héritage pop français et revendique des influences littéraires et cinématographiques. Décryptage.
Il y a cette scène de fête, éternelle. Dans un appartement parisien, Pascale Ogier, les cheveux relevés en une choucroute crêpée, danse face à un tout jeune Fabrice Luchini au son des Tarots d’Elli et Jacno. L’insouciance y explose conjointement à une mélancolie abyssale, celle de l’amour et de la raison d’être.
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Sorti en 1984, Les Nuits de la pleine lune d’Eric Rohmer, est un marivaudage möderne, avec ce “o” tréma qui résume la singularité et la douce folie du mouvement novö qui secoua la jeunesse branchée hexagonale des années 1980. Moment de Zeitgeist par excellence, pourtant empli d’une essence intemporelle : celle de la jeunesse.
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Cette scène s’agite quelque part dans notre esprit lorsque l’on regarde les groupes pop-rock français actuels qui n’ont rien et tout hérité des poètes post-punk, tristesse au cœur, perte de repères, bande de copains, solitude et croisée des chemins, sans trop savoir comment faire face à cet avenir déjà présent.
Tous, ou presque, chérissent cette idée d’une pop à la française
Des personnes citées dans cet article, aucune, ou presque, n’était née en 1984. Beaucoup n’ont pas vu le film de Rohmer, renforçant l’idée d’un voyage de l’œuvre bien au-delà de son champ d’action immédiat. Mais voilà, tous, ou presque, ont moins de 30 ans et chérissent cette idée d’une pop à la française qui convoquerait l’évocation du quotidien et la philosophie du néant, la poésie de la juxtaposition des mots et des images, comme la banalité du triangle amoureux et le surréalisme des ciels étoilés. On ne peut ni les rassembler ni les inscrire dans la rigidité d’une même filiation, mais les faire dialoguer.
Deux piliers se démarquent : La Femme et Flavien Berger. Les deux projets n’ont encore une fois pas grand-chose à voir, si ce n’est le souci d’un imaginaire déroulé en français, sur des productions rock pour les uns, électronique pour l’autre, qui invitent à la danse, au lâcher-prise, au voyage et à l’instant présent.
Si ce n’est, aussi, qu’ils ont marqué, en l’espace de quatre ans, toute une jeune génération française, et influencé des dizaines de groupes hexagonaux. Délaissant l’anglais des Strokes et des Libertines qui ont souvent bercé leurs adolescences, ces derniers embrassent une forme de littérature chantée, flirtant avec le désuet et l’absurde, sans ironie, mus par un premier degré de respiration, amoureux des sous-entendus, liant l’océanique à l’urbanité des villes dans lesquelles tous traînent leurs questionnements.
« Un mélange d’initiatives musicales variées » Benoît David (Grand Blanc)
“La scène qui semble exister est composée d’un mélange d’initiatives musicales variées, tempère Benoît David de Grand Blanc. On aime bien plein de groupes, La Femme, Feu ! Chatterton, Flavien Berger, mais on ne se sent pas appartenir à un courant musical très défini. Reste qu’il y a des points communs, dont la langue. C’était important pour nous de trouver une manière de chanter en français qui soit contemporaine. On a été contents de voir que des gens faisaient la même chose. Ça montre que ça compte.”
Il ajoute : “L’anglais est une langue accentuée, musicale, au-delà du sens. Le français est assez théorique, intellectuel, car il a peu de musique interne. On compense ce manque de direct par la poésie. Il y a une présence du dialogue, de l’écrit, qui est hyper fort aussi dans le cinéma français. Aussi, il y a une espèce de déficit de poésie autour de la ville, de la modernité. C’est moins facile de rester poétique sur des sujets bruts, quotidiens. Entendre quelqu’un dire qu’il est ‘noir de monde’, ça veut plus ou moins tout dire sur le sentiment urbain.”
Noir de monde, un titre sublime de Bashung, repris par Grand Blanc le 23 janvier 2016 à la Maison de la poésie à Paris. Bashung revient sans cesse dans la bouche de cette jeune génération, qui l’a souvent découvert, enfant, par la voie parentale, avant que Play blessures ne s’invite dans leurs casques.
“Avec Grand Blanc, on cherchait à faire de la musique en français sans s’inscrire dans une mythologie de la ‘chanson française’. Bashung est très Américain et à la fois il n’y a pas plus poète français que lui.” Comme Christophe, “qui fait de la chanson en français en ayant le nez tourné vers New York. Il y a une vidéo de Christophe, où il rencontre Alan Vega pour la première fois, qui nous a marqués. C’est un fanboy, hyper intimidé. Je l’ai vu en concert sur sa dernière tournée, après le décès de Vega. »
« Il joue leur duo avec une sorte d’androïde qui représente le chanteur de Suicide. Très peu de gens avaient l’air de voir de qui il s’agissait mais lui était trop heureux et fier d’avoir fait une chanson avec ce mec. Il n’avait pas besoin que ce soit le highlight du concert, il kiffait.” Bashung et Christophe, Daho, Alan Vega, Pete Doherty, Alex Turner et Julian Casablancas… Les références s’entremêlent dans ces têtes bien faites qui ne repoussent rien, réfléchissant au pourquoi du comment, aux intersections, aux mélanges.
Les enfants de l’histoire du rock et de la pop en français
Après s’être rencontrés au détour d’une reprise des Strokes lors d’un week-end entre amis, Edouard, 28 ans, et Thomas, 31 ans, du groupe Pépite, se découvrent un goût commun pour… Bernard Lavilliers, citant l’album 15e round entre Océan rouge de Flavien Berger et Bijou, bijou de Bashung, sans honte ni vergogne, indifférents au clash ancestral entre l’indé et la variété. Ce sont les enfants de l’histoire du rock et de la pop en français, comme des guitares et synthés anglo-saxons, bercés de tubes essorés par Radio Nostalgie.
Coïncidence ou non, ils ont passé cinq jours en huis clos dans une maison normande l’hiver dernier avec Benoît David de Grand Blanc et Thibaud du projet Voyou. Entre feux de cheminée et pot-au-feu, tous les quatre ont accouché de six titres qui figureront sur le premier album de Pépite, prévu pour début 2019.
“J’aime avoir la vision d’autres artistes. La manière de placer les voix change, d’aborder des thèmes aussi. C’est une grande richesse. Il ne faut pas s’en priver, surtout quand on a une scène française actuelle si talentueuse”, estime Thomas. “On a trouvé des âmes sœurs musicales”, abonde Edouard.
Tous partagent une même inspiration imagée, Grand Blanc allant jusqu’à baptiser son nouvel album Image au mur. “Beaucoup de poètes ont écrit avec les tableaux de leurs amis, qui créaient comme un appel à l’écriture. On fonctionne pareil avec le cinéma. On a eu la chance de tourner le clip de Tendresse avec Caroline Poggi et Jonathan Vinel, de jeunes réalisateurs dont on aime beaucoup la démarche. »
« On avait découvert leur court métrage Martin pleure dans un festival de cinéma. C’était des rushes de GTA avec des voix off distancées. On essaie nous aussi de rendre poétique des choses qui ne le sont pas, comme le spleen des réseaux sociaux, la vie augmentée”, explique Benoît.
La « tropical-pop » de Papooz
Chez Pépite, l’écriture surgit de souvenirs en forme d’images, que Thomas s’applique à dérouler comme une pelote. Charline Mignot, 23 ans, alias Vendredi sur Mer, travaille à l’aide “d’images sonores”, puisant son inspiration chez Céline Sciamma, Emmanuelle Bercot, Godard, mais aussi Matisse et Botticelli.
“En musique, je suis attirée par les mots et la manière dont ils sont utilisés, détournés. J’aime la prose de Gainsbourg comme la musicalité de Touré Kunda ou l’engagement de Renaud…” Chez elle aussi, la ritournelle pop se nappe de surréalisme, le club invite à l’échappée, mais dans une brume de légèreté, naïve, ensoleillée.
A l’image des Papooz, duo français qui chante en anglais et cherche sa “tropical-pop” dans les sonorités sud-américaines. Une rêverie enthousiaste, comme pour se convaincre de la vivacité de la jeunesse, dansante, aimante, extatique. Leur prochain album a été réalisé par Adrien Durand, leader d’un autre groupe de pop expérimentale française, Bon Voyage Organisation, confirmant l’idée d’une scène imbriquée.
Dans leurs clips se faufile une figure féminine. “On a voulu reprendre un des grands trucs de la Nouvelle Vague : le triangle amoureux”, résument-ils. Papooz lorgne du côté d’un autre morceau d’Elli et Jacno présent sur la BO des Nuits de la pleine lune, Viens bébé. Elli y chante sur une rumba revisitée au clair de lune, la morosité enterrée.
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