Mort à 88 ans, le 30 septembre 2020, le dessinateur argentin Quino laisse derrière lui une œuvre formidable qui se confond avec son héroïne, Mafalda, la petite fille qui faisait taire les adules.
Comme d’autres dessinateurs de sa stature – les Français Uderzo et Gotlib, par exemple – Joaquín Salvador Lavado avait dû arrêter de dessiner pour raisons de santé. Néanmoins, la disparition à 88 ans de celui que le monde entier connait et admire sous le pseudonyme de Quino est un coup dur porté à l’humanité. L’Argentin avait élevé le strip de bande dessinée au rang d’un art subversif, le transformant sous son trait innocent en un medium d’une intelligence folle, à une époque – les années 60 – où la BD était encore largement déconsidérée. Ses détracteurs la considéraient comme un divertissement un peu simplet, réservé aux adultes attardés ou à la jeunesse. Les enfants, Quino aimait leur parler comme aux grandes personnes – comme il l’a prouvé avec sa créature-phare, Mafalda, le personnage de BD hispanophone le plus célèbre.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Une princesse italienne, Mafalda de Savoie
Né à Mendoza en 1932, Joaquín grandit dans une famille politisée : ses parents observent, inquiets, la montée du fascisme et une de ses grands-mères a été une figure du parti communiste espagnol avant d’émigrer en Argentine. Comme il se prénomme comme un de ses oncles – lui-même dessinateur – il hérite vite du surnom de Quino qu’il gardera toute sa vie. Marqué par la lecture de comics strips américains, quand, à 17 ans, il doit chercher du travail après la mort de son père, il quitte son école d’art pour tenter sa chance en tant qu’illustrateur. Il lui faut attendre 1954 pour obtenir sa première publication professionnelle. Il gagne ses premiers galons de dessinateur avec des gags absurdes, souvent muets, avant d’avoir, au début des 1960, une idée qui va changer sa vie et la nôtre aussi.
Pour la marque d’électro-ménager Mansfield, il invente une petite fille qu’il baptise du prénom d’une princesse italienne, Mafalda de Savoie. La campagne publicitaire ne trouve pas preneur au contraire de son personnage qui convainc les éditeurs du magazine Primera Plana.
Le 28 septembre 1964, Mafalda apparaît ainsi pour la première fois. Elle a six ans, les cheveux noirs comme Nancy, l’héroïne de l’Américain Ernie Bushmiller dont Quino lisait les strips, et, déjà, elle pose des questions à son père. “Es-tu un bon papa ?”. Elle insiste, renchérit par une autre question jusqu’à ce que l’adulte, désarmé, réponde que, sans être le meilleur des pères, il est assez bien pour elle. Alors, Mafalda lui tourne le dos en lâchant : “Je m’en doutais”. Quino vient de trouver la mécanique de son strip : son héroïne observe le monde qui l’entoure, interroge ses parents sur ses absurdités ou ses injustices – pourquoi est-ce à la mère de rester à la maison ?
Langage graphique et humour contestataire
Petit à petit, à cette famille de papier vivant à Buenos Aires d’autres personnages d’enfants sont adjoints – Felipe, Manolito. La série, désormais publiée par El Mundo, continue cependant de tourner autour de Mafalda à qui aucun sujet fâcheux – la guerre, la pauvreté, le patriarcat ou les armes nucléaires – n’échappe. Comme l’Américain Charles Schultz et son Peanuts, Quino détourne subtilement le format du comics strip familial, utilise l’humour comme cheval de Troie pour aborder des thèmes profonds et importants. Mais, à la différence de Schultz, lui vit sous une dictature militaire depuis le coup d’état de 1966 dit “l’acte de la révolution argentine”. Toujours avec subtilité, Quino déjoue la censure, invente par exemple le personnage de Libertad (Liberté), petite fille acquise aux idées d’extrême-gauche de ses parents. Quant à la soupe dont Mafalda a horreur, elle sert de métaphore au régime autoritaire qui opprime le peuple argentin. Le langage graphique et l’humour contestataire de Quino ne sont pas uniquement réservés à son pays natal. Dès 1968, Umberto Eco a préfacé la première traduction italienne des gags politiques mettant en scène cette petite fille à l’intelligence communicative. Pas dupe, l’Espagne franquiste réserve, elle, Mafalda aux adultes quand, dans d’autres pays, la BD est censurée.
>> A lire aussi : Guides de survie à la collapsologie en BD
Officier de la Légion d’honneur
En 1973, Quino cesse de dessiner sa série-vedette pour se consacrer à des illustrations humoristiques empreintes d’un humour parfois sombre – l’influence du Français Chaval ou de l’Américain Saul Steinberg. Dans son pays, le climat politique se tend. Avec son épouse Alicia, il doit fuir l’Argentine pour l’Italie et l’Espagne après le coup d’état de 1976, un exil qui durera quatre ans. Et Mafalda ? Il ne peut dire adieu à son héroïne qui continue de conquérir le monde. Ainsi, après plusieurs ouvrages édités par Jean-Claude Lattès, Mafalda devient à partir de 1980 une locomotive du catalogue des éditions Glénat. Toujours préoccupé par tout ce qui menace les droits de l’homme, Quino prêtera son personnage – qui aura droit à son adaptation en dessins animés – à des campagnes d’Amnesty International ou de l’Unicef.
Ainsi, en 2009, Mafalda s’écrie dans les pages du journal italien La Repubblica répond à la conduite et aux propos misogynes de Silvio Berlusconi en s’écriant : “Je ne suis pas à votre disposition”. Cinq ans plus tard, en 2014, quelques semaines après que l’Américain Bill Watterson (Calvin & Hobbes), sorte de fils spirituel, était désigné Grand Prix au festival d’Angoulême, Quino recevait la légion d’honneur française en même temps que Mafalda, une première pour un personnage de BD. C’est d’ailleurs vers elle que l’on se tournera après la mort de son auteur. Si nous sommes désormais orphelin·es, suite à un retournement de situation, Mafalda est devenu une sorte de grande sœur.
Illustrateur·ices lui rendent hommage
Adios a Quino pic.twitter.com/y4Mz0XFeMC
— tOad (@t0adscroak) September 30, 2020
Quand j'étais petit, je dévorais Mafalda sans toujours tout comprendre, mais sa colère me parlait.
Je votais chaque année Quino pour le grand prix d'Angoulême… trop tard.
Au revoir monsieur Quino, et j'espère que la colère de Mafalda nous accompagnera encore longtemps. pic.twitter.com/0UzFHFhrj0— N o b (@nobfactory) October 1, 2020
Quelle tristesse, la mort de Quino, un de mes dessinateurs préférés de tous les temps. Merci à lui d’avoir entre autres crée la meilleure petite fille de la BD, Mafalda ❤️
— Pélénope Bagieu (@PenelopeB) September 30, 2020
Chau Quino. Mafalda y todos los niños vivimos en un mundo mejor, gracias a ti. #Quino #joaquinsalvadorlavado #mafalda pic.twitter.com/1dHG84D3VQ
— EDO (@EdoSanabria) September 30, 2020
« Salut Quino Mafalda et tous les enfants vivent dans un monde meilleur, grâce à toi«
https://twitter.com/pedrosa_cyril/status/1311580272064966657
Chau Quino!!!! pic.twitter.com/RlogsU3VH4
— Roxana Reicheinstein (@Reicheinstein) October 1, 2020
>> A lire aussi : “Cocteau, l’enfant terrible” : revue d’une vie en BD
{"type":"Banniere-Basse"}