Depuis une vingtaine d’années, ils se croisent régulièrement sans trouver le temps d’échanger longuement. Ils se sont aussi adressé des signes d’intérêt et de bienveillance. Pour Les Inrocks, Christophe Honoré invite Christine Angot à discuter de quelques questions qui le travaillent.
Christophe Honoré — J’ai croisé Christine pour la première fois il y a très longtemps, au moment de la publication de mon premier roman, L’Infamille, en 1997. Elle avait sorti Léonore toujours et je lui ai écrit. J’avais envie de la rencontrer. Elle vivait à l’époque à Montpellier, et j’étais venu signer L’Infamille à la librairie Molière. Nous avions pris un café avant. Ensuite, nous nous sommes souvent croisés, mais jamais très longtemps…
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Christine Angot — Il y a des manières de se croiser. La nôtre a toujours été chaleureuse. Pour moi, il y a eu un moment important. Quand je suis allée dans une émission de débat politique, face à François Fillon (L’Emission politique en mars 2017 – ndlr), tu m’as soutenue. Très peu de mes collègues écrivains en ont fait autant.
Christophe Honoré — Je me suis toujours dit qu’à partir du moment où c’est Christine qui nous représente, on est tranquilles. J’ai le sentiment que, contrairement à d’autres écrivains ou cinéastes, tu n’as jamais eu peur d’occuper une place : celle de l’artiste dans des débats publics. En t’observant dans cette situation, je n’ai jamais eu l’impression de voir quelqu’un sortir de son travail pour venir s’exprimer dans l’espace public, mais au contraire de voir quelqu’un encore en train de travailler et de produire des choses d’aujourd’hui. N’as-tu pas l’impression que quelque chose est en place pour ne pas nous faire parler tant que ça ? Certes, il y a les promotions, beaucoup de paroles d’artistes occupent les médias. Mais les prises de parole d’artistes me paraissent moins valorisées qu’à d’autres époques. On leur tire dessus dès qu’ils sortent de leur travail.
Christine Angot — Oui. Ou disons dès qu’ils sortent de l’idée que les autres se font de leur travail ! Aujourd’hui il me semble que c’est possible de parler, et même de dire ce qu’on veut, à condition de se couler dans des conventions de langage bien particulières. L’expression est si attendue dans la forme, si respectueuse des codes, quels qu’ils soient, que l’on n’entend pas ce qui est dit. La particularité des écrivains est de ne pas avoir réussi à apprendre ces fameuses conventions de langage. Si tu te retrouves à écrire, c’est parce que tu ne sais pas les manier.
“J’ai le sentiment que tu n’as jamais eu peur d’occuper la place de l’artiste dans des débats publics” – Christophe Honoré
“Je ne vois pas trop ça en termes de place. Mais plutôt en termes de choses qui doivent être dites” – Christine Angot
Par ailleurs, je voulais te dire que j’ai été assez marquée par une interview que tu as donnée au moment de ta pièce Nouveau Roman (2012). Tu disais à mon propos : “Elle aurait pu prendre cette place, celle de l’écrivain qui se risque dans l’espace public”, et tu as ajouté : “Elle avait cette folie-là.” (rires) Cette phrase m’est restée : j’y repense très souvent !
Christophe Honoré — J’ai toujours eu la frustration de ne pas appartenir à un groupe : la Nouvelle Vague, le Nouveau Roman – même si je sais aussi que l’existence de ces groupes est légendaire, que les gens qui y étaient associés étaient soucieux de s’en détacher… Aujourd’hui, on appartient à une époque qui fait tout pour que l’on émerge de manière solitaire et surtout pas en groupe. Probablement pour nous empêcher d’avoir une expression collective que l’on serait obligé d’entendre. A un moment donné, à la sortie de L’Inceste, en 1999, tu as occupé l’espace très fortement.
Ça culmine avec le livre suivant, Quitter la ville, qui commence par : “Je suis en tête des ventes” (rires), ou quelque chose comme ça. J’adore ce livre parce qu’il est l’expression complètement libre de ce sentiment de prendre la place. Prendre la place à qui ? Aux vieux écrivains qui incarnent une vieille littérature et qui occupent tout l’espace. Soudain, il y a l’émergence d’un écrivain qui dit : “Attendez, j’aimerais qu’enfin, quand on parle de littérature, ce soit avec un écrivain d’aujourd’hui, alors je vais y aller.” J’ai l’impression que tu l’as beaucoup fait, mais qu’ensuite, peut-être pour te protéger, tu t’es davantage mise en retrait.
Christine Angot — Moi, contrairement à toi, je ne vois pas trop ça en termes de place. Mais plutôt en termes de choses qui doivent être dites. Alors si personne ne le fait, il faut bien y aller. Je me souviens d’une autre interview de toi, dans Les Inrocks d’ailleurs, au moment de Plaire, aimer et courir vite. Tu y opposes le travail des militants, Act Up, à celui des artistes, Guibert, Collard, et tu dis qu’ils ne pouvaient pas s’entendre, quand bien même ils cherchaient la même chose. Tu t’en souviens ?
Christophe Honoré — Oui, ces artistes étaient vilipendés par Act Up et pointés comme de mauvais malades parce qu’ils faisaient œuvre de leur maladie, qu’ils la romantisaient. Voir l’impossibilité des militants à comprendre les artistes, ça m’a beaucoup frappé.
Christine Angot — Oui. Quand j’ai lu ça, j’ai pensé à l’épisode que j’ai eu avec Sandrine Rousseau (militante EE-LV, autrice de Parler, un livre sur les agressions sexuelles – ndlr) sur le plateau d’On n’est pas couché. On pense à peu près la même chose et pourtant on ne peut pas s’entendre.
Christophe Honoré — J’ai vu cette séquence, c’était terrible. Tout à coup la parole de l’artiste devient le diable.
Christine Angot — Le militant cherche des processus d’action, des procédures. Ce jour-là, la phrase de Sandrine Rousseau était : “Il faut former des gens pour recueillir la parole.” Je suis devenue folle en entendant ça (elle sourit). Quand tu as envie, besoin de parler de quelque chose qui t’est arrivé, et pour lequel tu souffres, les gens qui “recueillent la parole” ne t’entendent pas. Ils ne posent jamais la bonne question? Ils sont dans une forme compatissante. “Former pour recueillir la parole”, je rêve. Un artiste, bien sûr, est quelqu’un qui pense, qui réfléchit, mais par une incarnation.
Christophe Honoré — La mise en scène de l’émission était en tout cas implacable. Face à toi il y avait un visage en larmes, donc forcément il prenait le pouvoir.
Christine Angot — Certains écrivains se prêtent aussi à cette mise en scène du rôle de la victime. Ça permet non pas de prendre une place, comme tu le dis Christophe, ni de dire quelque chose, selon mon expression à moi, mais par contre ça permet de prendre une position, et donc le pouvoir.
Les Inrockuptibles — Christine, en acceptant de participer à l’émission de Laurent Ruquier, tu as accompli une autre transgression, celle de faire de la critique, parfois négative, à la télévision, tout en étant une artiste très en vue.
Christine Angot — Je ne l’ai pas fait tant que ça. Je ne m’exprimais pas souvent sur les livres, par exemple. Je posais des questions plus que je n’émettais un jugement frontal.
Christophe Honoré — Et tu crois que l’on n’a pas le droit de le faire ? Il y a une quinzaine d’années, je participais à une émission sur France Culture, animée par Claire Vassé, Le Cinéma l’après-midi, où des cinéastes faisaient la critique des films de la semaine. J’étais frappé par la façon dont des cinéastes qui, hors micro, disaient du mal des films français dans l’actualité, dès que le micro était ouvert, en disaient du bien. Moi je passais pour le teigneux qui disait du mal des films de ses confrères.
Christine Angot — Chez Ruquier, les critiques négatives n’étaient pas découragées. Mais à partir du moment où ça entre dans un code, ce n’est plus très passionnant. Pas plus que le code inverse d’une émission comme celle de François Busnel (La Grande Librairie sur France 5 – ndlr), où tout merveilleux. Si le code te permet d’éreinter, ça perd de son sens. Ce n’est pertinent de le faire que si tout à coup on y voit un enjeu fort.
Les Inrockuptibles — C’était peut-être le cas de ton intervention sur Le Redoutable. Tu disais que quelque chose n’allait pas dans le regard porté sur Godard.
Christine Angot — Que tout le monde sache que tu aimes ou n’aimes pas une œuvre… n’a pas d’intérêt. Mais, parfois, j’ai pu avoir le sentiment, comment dire… qu’il en allait de mon honneur (rires) ! Mais parlons de ton travail…
“Ce qui me touche dans ton travail, c’est cette façon que tu as de mettre en avant ce qui t’a été transmis” – Christine Angot
Ce qui me touche, dans Les Idoles, dans Plaire, aimer et courir vite ou dans le nouveau film, Chambre 212, c’est cette façon que tu as de mettre en avant ce qui t’a été transmis. Ce que les auteurs que tu as aimés t’ont appris et comme ce que tu en as fait est toujours le centre de ton travail. Comme si la question était la responsabilité : on m’a donné ça, qu’est-ce que je dois en faire ?
Christophe Honoré — Surtout dans le cinéma, oui. Je conçois mal comment on peut être cinéaste si ce n’est pour répondre à des films que l’on a vus adolescent. Toi, par contre, je n’ai pas souvenir que tu mettes tellement en avant des références à des maîtres. Je ne sais pas quels écrivains t’ont aidée à écrire.
Christine Angot — C’est vrai, je ne parle pratiquement jamais de ça. Je fais comme si j’étais toute seule (rires).
Christophe Honoré — Ça n’est pourtant pas l’Immaculée Conception, l’écriture. C’est bien parce que tu as lu des livres que tu écris ?
Christine Angot — Bien sûr… Mais quelque chose passe avant pour moi. J’essaie de me mettre dans un état où ce qui compterait, ce ne serait pas de faire un livre, mais plutôt que quelque chose soit écrit. Oui, voilà : la question pour moi n’est pas d’écrire quelque chose mais que quelque chose soit écrit ! Après, je sais que je n’ai confiance que dans les mots et dans la littérature pour que les choses soient montrées. La chose vient en premier. Il faut des mots qui la disent. C’est difficile.
Christophe Honoré — Ce qui me touche beaucoup dans tes livres, c’est que j’y vois une résistance au silence. On a voulu te faire taire. Et tu résistes par la littérature. Peut-être justement que les artistes que l’on admire constituent un groupe qui lui aussi conspire à nous faire taire. Parce que c’est difficile de parler après eux. C’est peut-être pour ça que tu mets si peu en avant tes admirations littéraires…
“Ce qui me touche beaucoup dans tes livres, c’est que j’y vois une résistance au silence. Tu résistes par la littérature” – Christophe Honoré
Christine Angot — Je ne sais pas, chacun fait son truc. En tout cas, moi ce qui me touche chez toi, c’est ton côté jeune homme. Tu es LE jeune homme. Le jeune homme qui découvre tel truc, ça l’enthousiasme, il a lu ça, il faut qu’il en parle parce que c’est tellement bien, et il a telle idole, qui est tellement géniale, il voudrait la rencontrer, mais il hésite, et puis il aime aussi ça, et ça, et ça… C’est inentamé chez toi, cette fougue juvénile. Elle est dans pratiquement toutes tes œuvres. Et il y a une fraîcheur incroyable dans ce que tu fais artistiquement de ce sentiment. C’est très beau. J’aimerais te poser une question : est-ce que tu es plus heureux en faisant des films qu’en écrivant des livres ?
Christophe Honoré — Je ne pourrais pas dire ça. Parce que si je suis très honnête, au fond j’ai la conviction que quand je ne pourrai plus physiquement faire de films, j’écrirai à nouveau des livres. Je sais, je ne devrais pas dire ça à un écrivain comme toi (rires).
Christine Angot — Pourquoi est-ce éprouvant physiquement de faire du cinéma ?
Christophe Honoré — C’est un enfer. D’angoisse, de stress, de dépense physique.
Christine Angot — Mais pourquoi ?
Christophe Honoré — Parce que tu cours partout, parce que les problèmes d’argent sont énormes. Même si mes films sont à petit budget, autour de 3 millions d’euros, la gestion de l’argent, des acteurs, tout ça prend une énergie énorme. Et ça m’épuise. Et cela m’est impossible de switcher pour me mettre à écrire un livre, quand j’ai soudain six mois devant moi. En six mois, tu n’écris rien. Ou alors un scénario : celui de Plaire, aimer et courir vite. C’est même très joyeux à écrire. Alors que quand j’écris un livre, j’ai l’impression d’être devant des plaques de marbre sur lesquelles j’écris au burin.
Les Inrockuptibles — Christine, ton expérience de scénariste pour Un beau soleil intérieur de Claire Denis, en 2017, tu pourrais en parler dans ces termes : quelque chose de joyeux ?
Christine Angot — La chose qui m’est nécessaire plus que tout, c’est d’écrire des livres. La difficulté à écrire dont tu parles, je la partage, et pourtant c’est ce que je veux. Même si ça n’intéresse personne, je le fais quand même. Mais j’aime bien aussi me dire : “Tiens, je sais un peu faire quelque chose, j’ai de l’oreille, je peux aider…” Et le scénario est peut-être un instrument qui va aider quelqu’un à faire un film. Etre dans la position d’aider quelqu’un est beaucoup plus agréable que quand tu cherches à faire quelque chose que tu dois faire, sinon ça ne t’intéresse pas de vivre.
“La chose qui m’est nécessaire plus que tout, c’est d’écrire des livres” – Christine Angot
Christophe Honoré — Aurais-tu la tentation de passer à la mise en scène ?
Christine Angot — J’aurais peur de ne pas avoir de regard. Ce que j’ai aimé quand on a fait le film avec Claire, c’est que l’on pouvait réussir à exprimer quelque chose de juste avec d’autres personnes, et avec des moyens différents de ceux de la page.
Christophe Honoré — Je me souviens de toi actrice pour Mathilde Monnier, à Avignon, dans La Place du singe, en 2005.
Christine Angot — Non, lectrice. Je ne suis pas actrice.
Christophe Honoré — Je me rappelle que tu étais contre ton texte. Contrairement aux écrivains qui lisent leurs textes dans les salons…
Christine Angot — Et qui cherchent à mettre en valeur leurs textes… C’est d’un ridicule ! Qu’est-ce que tu te dis maintenant, toi, par rapport à la littérature ?
Christophe Honoré — J’ai la frustration de ne pas être parvenu à écrire un livre qui correspondrait complètement à ce que je voulais écrire. Comme tu le remarquais au début, je pense beaucoup en termes de place. Je pense qu’il y a une place qui n’est pas occupée et où j’irais bien.
“J’ai la frustration de ne pas être parvenu à écrire un livre qui correspondrait complètement à ce que je voulais écrire” – Christophe Honoré
Christine Angot — Et qui serait laquelle ?
Christophe Honoré — Je n’ai pas d’admiration pour un écrivain homosexuel de ma génération… Je ne suis pas content d’eux.
Christine Angot — Alors, je te l’annonce : tu vas faire un livre… Ils sont là, ils existent, et ce livre, puisqu’ils ne le font pas (rires), tu vas le faire, c’est certain.
Christophe Honoré — Mes idoles, je suis monté à Paris dans l’espoir de les rencontrer et, quand je suis arrivé, elles étaient mortes. J’ai eu l’impression d’être dans un cimetière, d’écrire depuis des ruines. C’est pourquoi je suis très attaché à tes romans : je me souviens très bien de la première phrase de L’Inceste, qui résonnait avec la première de A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie d’Hervé Guibert (“j’ai eu le sida pendant trois mois”)…
Christine Angot — “J’ai été homosexuelle pendant trois mois”…
Christophe Honoré — Oui, c’est ça. Et là je me suis dit : cette Christine, elle prend la place…
Christine Angot — Il y a eu Guillaume Dustan.
Christophe Honoré — Il n’a jamais compté pour moi.
Christine Angot — Pour moi non plus. J’ai plutôt bien aimé les deux premiers, qui étaient pas mal, et puis je l’ai rencontré, et là, la question du pouvoir… (elle lève les yeux au ciel). Alors que quand tu es écrivain, le seul pouvoir que tu peux avoir, c’est par rapport à ton texte.
Christophe Honoré — Pour être franc avec toi, je t’associe aux écrivains homosexuels. Au moment de ton émergence, les gens que j’aurais mis autour de toi, c’est Guibert et Mathieu Lindon. Pas tellement des écrivains femmes.
Christine Angot — Est-ce que c’est une question d’homme et de femme ? Tu peux être une femme qui écrit et aimer néanmoins la façon dont ces messieurs gèrent les choses. Moi j’ai vécu quelque chose que je n’ai pas choisi. Je n’ai pas appris, quand j’étais petite, ce qu’était un père. Je ne voyais pas. Un homme, je ne savais pas trop non plus. Le pouvoir masculin, pareil. Je n’étais pas vraiment confrontée à ça.
Soudain, j’y ai été confrontée de manière brutale, criminelle. Et après, je n’ai jamais très bien compris cette autorité. Je l’ai constatée. On la constate tous. Mais je ne l’ai jamais comprise. Alors que l’ensemble des femmes l’ont comprise. C’est sans doute pour ça que je peux aller voir Fillon sur un plateau de télévision, avec une peur bleue cependant.
Les Inrockuptibles — Et pourtant, tu y vas quand même.
Christine Angot — On en revient à la même question : il faut du courage, qu’est-ce que tu veux !
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